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ESSAI SUR LE CULTE
ET LES
MYSTÈRES DE MITHRA
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MYSTÈRES DE MITHRA
PAR
Af^GASQUET
RECTEUR DK l'ACADÉMIE DE NANCY
PARIS
1^ ARMAND COLIN ET C^% ÉDITEURS
H 5, RUE DE MÉZIÈRES, 5 ^
J899 .
Tous droits réservés.
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AVANT-PROPOS
C'est une disgrâce fâcheuse pour cet humble et
modeste Essai, composé, et, à quelques retouches
près, écrit depuis deux ans, que de paraître
juste au moment où se publie l'admirable et
magnifique ouvrage de M. Franz Cumont sur les
Mystères de Mithra. Aussi ma première pensée
fut-elle de garder dans mes cartons ces pages ,
fruit cependant de longues recherches. Des amis
m'en ont détourné, jugeant qu'en un sujet si
complexe et où la conjecture tient encore tant de
place, une vue personnelle et indépendante
pouvait avoir son intérêt et son utilité.
A. G.
ESSAI SUR LE CULTE
ET
LES MYSTÈRES DE MITHRA
Le culte et les mystères de Mithra s'introdui-
sirent à Rome, à l'époque oii la République à son
déclin, après avoir réalisé l'unité du monde ancien
aux dépens des patries particulières, était mûre
déjà pour la domination de César. De tous les
points du bassin oriental de la Méditerranée,
pacifié et asservi, d'Egypte, de Syrie, de Perse et
de Chaldée, commençaient à affluer A^ers la capitale
les ■ cultes orientaux et les superstitions étran-
gères. Cybèle et Isis avaient ]Drécédé Mitbra. Au
temps de Cicéron et de Jules César, la colonie juive
avait pris assez d'importance pour préoccuper les
hommes d'État et inquiéter le pouvoir. Bientôt,
à la suite de ces Palestiniens et d'abord confondus
avec eux, les premiers disciples du Christ, précé-
dant l'apôtre Paul, vont aborder aux ports ita-
liens et prendre pied sur ce sol, où, quatre siècles
plus tard, l'emblème de la croix couvrira l'empire
Gasquet. — Millira. 1
2 ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRÀ.
de son ombre. Il semble que toutes ces religions
d'Orient aient, dès lors, l'obscur pressentiment que
l'unité politique prépare la voie à l'unité morale
et que dans cette ville, abrégé de tous les peuples^
rendez-vous de toutes les croyances et de toutes les
superstitions, va s'élaborer la crise religieuse qui
doit donner au monde un Dieu universel. C'est en
vain que les pontifes et les empereurs essaient
d^opposer une digue à cette invasion, qu'ils multi-
plient contre les nouveaux venus les précautions
législatives, et qu'ils consignent dans les faubourgs
de la banlieue ces dieux étrangers. Le flot déborde
tous ces obstacles, et bientôt par la lassitude et
avec la complicité des pouvoirs publics, les cultes
nouveaux parviennent à s'implanter dans l'enceinte
sacrée et sur les sept collines.
Les temps étaient propices pour la propagande
de ces étrangers. La vieille religion officielle se
mourait au milieu de l'indifférence générale. A bout
de seye, elle avait perdu toute prise sur les âmes,
toute action sur les consciences. Il n'en restait que
les rites, la liturgie, les gestes extérieurs. Cette
mythologie fripée n'imposait plus même aux
enfants et aux vieilles femmes. Condamnée déjà
par Platon et par les philosophes, au nom de la
morale, elle était un objet de dérision pour ceux-là
mêmes qui acceptaient et recherchaient les sacer-
doces publics. Tandis que le paysan italien restait
encore fidèle à ses divinités locales, rustiques et
familières, dont il ne se défit jamais complète-
ment, la société des honnêtes gens et des lettrés ne
ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRA. 3
comptait guère que des athées comme César et
Lucrèce ou des platoniciens comme Cicéron et
Virgile. Les aventures des dieux ne servaient plus
que de matière aux vers ingénieux des poètes, de
thèmes plastiques aux sculpteurs et aux peintres,
de sujets pour les tableaux vivants, obscènes ou
sanglants, de la scène et de l'amphithéâtre. Scenam
de cœlo fecistis, écrivait avec raison un des plus
fougueux adversaires du paganisme. Ces dieux pour-
tant, malgré le discrédit qui les atteint, continuent
à être invoqués jusqu'à la fin du paganisme ; on leur
rend les mêmes honneurs ; on leur fait les mêmes
sacrifices. Mais les mêmes noms recouvrent des
conceptions bien différentes ; le sens qui s'attache
à ces dénominations vieillies s'est modifié en même
temps que le sentiment du divin. Pour certains théo-
logiens, les anciens dieux sont réduits à la condi-
tion de démons subalternes qu'on relègue dans les
astres ou qui circulent, messagers invisibles, entre
ciel et terre ; pour d'autres, ils prêtent leur person-
nalité méconnaissable aux abstractions de la théo-
sophie ^lexandrine (1).
On a souvent reproché aux apologistes chrétiens
les procédés faciles de leur polémique contre le
paganisme, et l'étalage copieux et indiscret oii ils se
sont complu des méfaits de ses dieux. En réalité les
chrétiens n'ont fait que suivre l'exemple qui leur
(1) Les belles et savantes études de G. Boissier : la Religion
romaine sous les Antonins et de Réville : la Religion sous les Sé-
vères, me permettent de n'insister que sur les points essentiels
de cette question.
4 ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRA.
était donné par les païens eux-mêmes. Ceux-ci ne
cachent pas leur honte et leur mépris pour ces divi-
nités entremetteuses qui sollicitent tous les bas
instincts de la nature humaine par l'exemple de leur
impudicité. Le peuple n'entrait pas, comme le phi-
losophe, dans l'interprétation symbolique des
mythes ; il n'en retenait que l'expression figurée et
qui frappait ses sens. Le jeune homme de Térence
s'autorisait des adultères de Jupiter pour excuser
ses entreprises de séduction. Par lui-même le paga-
nisme n'a été capable d'enfanter ni dogme ni mo-
rale (4) ; il est indifférent par essence, n'étant que la
glorification des forces naturelles et la traduction
mythique de ces énergies en action. Certes, quel-
ques intelligences d'élite, à travers la beauté, étaient
capables de sentir le divin ; mais l'esthétique sera
toujours une base fragile pour édifier une morale.
D'une manière générale, on peut affirmer que la
moralité et la vertu, qui certes ne firent pas défaut
au monde antique, vinrent d'ailleurs, fondées sur
des conceptions puisées à des sources toutes dif-
férentes.
A cette impuissance du paganisme à formuler les
règles d'une morale populaire, il faut joindre les
effets désastreux du socialisme d'Etat (on peut lui
donner ce nom), tel qu'il fut pratiqué par les empe-
reurs. On doit se représenter le prolétariat des
grandes villes, presque entièrement entretenu et
nourri aux frais du trésor, déshabitué du travail,
(1) Aristote, comme d'ailleurs Socrate, séparent comme deux
choses distinctes la religion et la morale.
ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITURA. 5
récréé dans les thermes, corrompu par les spec-
tacles, çamené aux instincts les plus bestiaux de la
sauvageri.e .primitive, par les tueries de l'amplii-
théâtre. On n'a rien trouvé de mieux pour engourdir
ses fureurs et ses goûts d'émeute, pour le dédom-
mager de la confiscation des libertés publiques.
Sevré^dfô agitations de la politique et du souci gé-
néreux de la patrie qu'il n'a plus à défendre, exclu
de la religion officielle, qui est un privilège de
l'aristocratie, il ne lui reste rien pour alimenter et
satisfaire les besoins supérieurs de sa nature,
latents dans toute âme humaine. Autour de lui, la
richesse du monde entier aboutit à la jouissance
scandaleuse de quelques-uns. Jamais l'égoïsme n'a
été plus triomphant ni plus avide, la société plus
méchante aux petits et aux humbles, la vie plus
précaire et plus avilie, que dans le siècle qui suivit
l'établissement de l'empire. Mais en même temps,
cette détresse qui exaspère la dureté des uns,
tourne chez les meilleurs en attendrissement, et les
âmes, amollies par la souffrance ou brisées par
l'épouvante, s'ouvrent soudain à la pitié.
Afin de répondre à ces besoins qu"il soupçonne,
Auguste,' plus par esprit de gouvernement que par
piété — car il partageait l'incrédulité de son temps
— avait imaginé de toutes pièces une réforme reli-
gieuse. Agrandissant à la mesure du monde con-
quis le culte de la Cité-Reine, il fonda la religion de
l'État, conçu comme une divinité. Dans toutes les
provinces, par ordre, s'élevèrent des temples en l'hon-
neur de Rome et d'Auguste ; partout se multi-
i.
•6 ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITDRA.
plièrent les collèges et les sacerdoces, et dans les
carrefours on proposa à l'adoration populaire les
Lares nouveaux. Cette religion administrative,
froide et glacée, et qui nous paraît, avec notre ma-
nière de sentir, comme le rêve de bureaucrates en
"délire, n'eut que le succès qu'elle méritait. Elle sub-
sista par la docilité et la crainte, recueillit l'em-
pressement officiel des fonctionnaires, et suscita
l'émulation des courtisans ou des provinciaux en
•quête de sacerdoces lucratifs. Elle n'eut pas, elle
ne pouvait avoir les cœurs.
Plus efficace fut l'action de la philosophie
grecque, surtout du stoïcisme, qui, transplanté à
Rome, devint vraiment pour ses adeptes une disci-
pline morale. Pendant les persécutions qui sévirent
sur l'aristocratie romaine, il a formé quelques-uns
des plus beaux caractères qui aient honoré l'huma-
nité. Il prit, sous les Antonins, l'allure et la forme
d'une religion et prétendit par ses missionnaires et
ses prédicateurs à la direction des consciences.
Mais lui-même était voué à la stérilité. Même dans
le plus élevé et le plus honnête des ouvrages qu'il
ait inspirés, dans les Mémoires de Marc-Aurèle,
règne l'incertitude dogmatique la plus déconcer-
tante. Le pieux empereur, dans sa sublime sincérité,
n'ose affirmer ni l'existence des dieux, ni l'immorta-
lité de l'àme. Le précepte, auquel il revient sans
•cesse, s'adapter à l'harmonie universelle, se sou-
mettre à l'ordre et aux lois éternelles de la nature,
peut bien être en définitive le dernier mot de la sa-
gesse humaine ; mais il est de peu d'usage dans la
ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRA. 7
pratique de la vie, et suppose d'ailleurs, en dehors
des nécessités inexorables et élémentaires attachées
à la condition mortelle, une connaissance de ces
lois, de cet ordre, de cette harmonie, qui échappait
aux contemporains de Marc-Aurèle, et sera l'éter-
nel postulat dé la science humaine. La prescription
suprême de cette philosophie, « faire le bien quand
même », quelle que soit notre ignorance des fins de
l'homme et le but du cosmos^ semble bien le cri
d'un optimisme désespéré. Rien ne convenait moins
aux multitudes, qui ont besoin d'une foi, qui vivent
d'espérance et souvent d'illusions.
Le peuple en effet entendait d'autres voix, allait
à d'autres maîtres. L'absence de toute certitude
dogmatique le jetait en proie à toutes les crédulités.
. Jamais le monde n'a vu pareil débordement de su-
perstition, pareille orgie de surnaturel ; jamais
tant de devins, de charlatans, d'augures, d'astro-
logues, de vendeurs de recettes pieuses et d'amu-
lettes, n'ont capté des esprits plus avides et plus
faciles à duper. La grossière supercherie d'Alexandre
d'Abonotique et de son dieu-serpent pouvait se
renouveler tous les jours sans risque de décourager
l'empressement des dévots. L'espace se peuplait de
démons et de génies dociles aux incantations. Les
plus hauts esprits se laissent gagner par cette con-
tagion et ceux qui se targuent le plus de leur incré-
dulité marquent par quelque endroit qu'ils en ont
leur part. Mais cette folie même est le signe d'un
travail intérieur, d'une fermentation spirituelle,
d'uneattente. Des préoccupations nouvelles assiègent
8 ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRÂ.
les esprits et s'en emparent; des mots nouveaux
ciculent. On les entend dans les réunions secrètes,
dans les associations des humbles ; on les retrouve
gravés sur la pierre des tombeaux. Conscient de
sa faiblesse, incertain de sa destinée, troublé par
l'inquiétude de la mort, l'homme, au milieu des
ténèbres qui l'enveloppent, sent sa détresse ; il
implore un iS'a^^î;e^«' qui le guide dans la vie, l'assiste
à l'heure suprême et soit son médiateur au delà de
la tombe. Il lui demande le chemin du sahit et le
secret de "la vie bienheureiise (1). Il souffre de la
tare du péché ; non pas seulement de cette dé-
chéance de la dignité personnelle qui résulte du
sentiment de la faute commise ; mais de cette souil-
bure radicale et foncière qui vient de l'infirmité
originelle de l'homme. Pour la laver et l'effacer, il
a recours aux lustrations, aux expiations connues
et il en invente de nouvelles. Pour l'atteindre à sa
racine et le plus près possible de son origine,
l'usage se répand des initiations précoces et mul-
tipliées. Des enfants sont initiés en bas âge aux
(1) Sur le sens mystique et eschatologique que prennent ces
mots de o-wTr,p et de o-tùTYipta, voir G. Aniich : Dus anlike Myste-
7'ienwesen, chap. lu, 3, et G. Wobbermin : Rnligiongeschicluliche
Studien, 189G ; les deux vers fameux des mystères cités par Fir-
micus Materuus : De err. prof, relig., 22 :
GapçEÏTE, (lu erra;, ■roù' Oeou (TsacoijjJilvou ;
"E,a-a.: Y^J ûnïv èx ■nôviav ffutïjçîo,
A rapprocher les passages d'Apulée : Méiam.,W : « Nam et infe-
rum claustra et Sululis tutelam in dei manu posita, ipsamque
iràdilioriem ad instar voluntariiE mortis et prccarix sahdis cele-
brari », cliap. xxi; « Ad nova reponere l'ursus saluHs curri-
ciila », chap. v.
Lir. nombr. Inscr. : Pro Sainte, Pro incolumilate animée.
ESSAI SUR LE CULTE ET "LES MYSTÈRES DE MITHRA. 9'
mystères de Samothrace et de Liber, et même à
ceux d'Eleusis (1). L'initiation a cette vertu d'abolir
l'homme ancien et de le faire i^enaître do son vivant
à une vie nouvelle. Ce terme de renatus, qui se
rencontre dans saint Paul et dans l'évangile de Jean
et qui exprime la situation du chrétien libéré du
péché, se lit sur la pierre des inscriptions mystiques
du paganisme, et dans le même sens et avec la même
acception, dans le onzième livre des Métamorphoses
d'Apulée (2).
Ces idées datent de fort loin ; elles viennent
directement de Pythagore, des Orphiques, des mys-
tères ; surtout de ceux d'Eleusis. Ils avaient été la
grande école do moralité du monde grec. Le siècle
qui finit avec Périclès et qui suffit à illustrer pour
jamais le nom d'Athènes, en avait été tout pénétré.
Plus tard la vogue des mystères s'était ralentie et
l'enseignement de la philosophie avait pris sa place^
laissant au peuple les rites discrédités des expiations
et des lustra tions familières. Il leur empruntait
.cependant et leur phraséologie spéciale et le plus
pur de leurs doctrines. Pour Platon, la philosophie
est ime initiation et le moyen de salut par excel-
lence ; elle mène seule les âmes à l'époptie, c'est-à-
dire à la contemplation du premier principe et à
la vision de Diçu ; pour ses successeurs, qui ren-
chérissent sur son enthousiasme, la connaissance
(1) Voir les textes réunis par G. Anrich, op. cil., p. 55.
(2) Apulée : Mé/am., lib. XI, cap. 16 et cap. 20 : « Ter beatus qui'
vitae scilicet praecedentis innocentia fideque meruerlt tB.m prœcla-
rum de cœlo patrocinium, ut renatus quodammodo sacrorum
obsequio desponderetur. »
40 ESSAI SÛR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRA.
est un mystère, mie orgie céleste ; le philosophe
un mystagogue et un hiérophante ; le fruit de la
connaissance est la f/nose, c'est-à-dire, la vérité. Et
voici qu'a plusieurs siècles d'intervalle, à la faveur
du désarroi croissant des consciences, les mêmes idées
et avec elles les mêmes expressions apparaissent de
nouveau ; leur tradition conservée dans l'âme popu-
laire s'impose à la philosophie qui les avait refou-
lées ; peu à peu elles dominent tous les esprits.
Les religions orientales profitent presque seules de
ce mouvement. Non seulement elles ont conservé
le dépôt des révélations premières ; plus rapprochées
des origines et de ces temps fabuleux où l'homme
vivait dans la familiarité des dieux, elles savent les
prières, les formules, les mots qui agissent sur la
divinité et la forcent à répondre ; mais par leurs
pratiques, l'appareil de leurs cérémonies, la mise en
scène de leurs initiations, elles s'entendent autre-
ment que les religions- officielles, à troubler les
âmes, à secouer les sens, à faire jaillir des cœurs la
source longtemps fermée de l'émotion religieuse.
De toutes ces religions concurrentes, laquelle
allait donner au monde le Dieu universel qu'il
attendait? Le judaïsme, qui avait joui un instant
d'une extraordinaire faveur et qui l'avait méritée
parla simplicité grandiose de son dogme et la pu-
reté de ses mœurs, se met de lui-même hors de
cause, lorsque après la ruine de Jérusalem et la dis-
persion, il renonce à la propagande et se cantonne,
tout à ses rêves de revanche messianique, dans la
citadelle de son Talmucl. Le charlatanisme et l'im-
ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITORA. 1*
pudence de ses galles finissent par discréditer le culte
de Gybèle, qui ne dure qu'à l'état de basse super-
stition populaire, ayant d'ailleurs prêté à d'autres-
cultes ses rites de purification et de rénovation (1).
' Restent donc les deux religions d'Isis et de Mithra,
qui se maintiennent jusqu'au v" siècle. Mais la
première, toute amollie de tendresse féminine et
de maternelle douceur, convient mal pour lutter
contre l'ennemi commun, le christianisme, dont
l'extraordinaire progrès menace d'une ruine com-
mune tous les dieux étrangers. Elle cède le pas au
culte de Mithra, religion de combat autrement vi-
rile et sévère et qui, dès la fin du ni" siècle, a fini
par absorber en elle et à résumer le paganisme du
dernier âge. Elle balance, en effet, un moment, lafor-
tune du christianisme : « Le monde, a écrit Renan,
eût été mithriaste, si le christianisme avait été ar-
rêté dans sa croissance par quelque maladie mor-
telle. »
Cet antagonisme fait l'intérêt principal d'une
étude de mithriacisme. Cependant elle a peu tenté
les érudifcs. Lb, curiosité est allée de préférence à
d'autres formes religieuses, à celles surtout qui ont
exprimé l'âme d'un peuple, d'une race, d'une civi-
lisation. Le mithrianisme n'a pas eu cette fortune.
C'est une religion composite, constituée des élé-
ments les plus divers, qui s'est adaptée aux milieux
les plus différents. Moins originale, elle doit à cette
faculté d'adaptation, le caractère d'universalité qui
(1) De imysteriis, chap. nr. 10.
liî ESSAI SUR. LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITflRA.
a contribué à son succès. Ajoutons que l'étude en
est des plus malaisées, surtout avant que ne fus-
sent dissipées les ténèbres, qui entouraient les langues
et les religions des pays où le culte de Milhra prit
naissance. Aucun des ouvrages spéciaux de l'anti-
quité qui traitaient de inithriacisme, ceux d'Eubuie,
de Pallas, de Kronios, n'est venu jusqu'à nous. Nous
n'en connaissons que les fragments épars dans les
deux traités de Porphyre (1), les interprétations
personnelles de ce philosophe et celles de Celse, les
attaques des Pères de l'Eglise (2). Les monuments mi-
thriatiques eux-mêmes ont été fort maltraités. On
connaît par une lettre de saint Jérôme la destruc-
tion âL\\.mithrgeum du Capitole par le préfet Gracchus
et celle du mihrœum d'Alexandrie par le patriarche
de cette ville. Bien d'autres monuments eurent le
même sort. Leurs débris pourtant sont précieux :
ils permettent avec les nombreuses inscriptions rele-
vées en tous pays, d'interpréter les symboles fami-
liers aux adeptes de Mithra. C'est, encore là notre
source principale d'information. En notre siècle,
Lajard a conipromis par les hypothèses les plus
hasardeuses le labeur de toute une vie consacrée à
l'étude de Mithra. A part les planches de son pré-
cieux Atlas, quelques pages à peine de son œuvre
méritent de rester. C'est aussi tout ce qui subsiste
>de l'ouvrage jadis célèbre de Dupuis, V Origine de
(1) Le De antro Nympliarum et le De abstinentia.
(2) Voir surtout Justin Martyr : Apologie et Dial. cont. Tryphon ;
•Origène : Contra Ceisum ; Tertullien : Apologie, De baptismo, De
■corona, etc. ; saint Augustin, saint Jérôme et Firmicus Maternus :
De errore profan. religion.
'ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTERES DE MITDRA. 13
4ous les cultes^ qui eut l'idée -bizarre de faire
à\\ christianisme une branche du mithriacisme ;
quelque chose comme une hérésie milhriaque. Ré-
-cemment un professeur de l'Université de Gand,
. M. F. Cumont, s'est proposé de reprendre la ten-
tative de Lajard. Il a réuni un grand nombre de
'textes relatifs à Mithra et publié la collection -la
plus complète des monuments de son culte. Le
■commentaire qu'il a promis ne peut manquer, de
jeter une lumière décisive sur la plupart des points,
-qui restent encore obscurs, de la doctrine secrète
'des mithriastes (1).
n
LES ORIGI^'ES.
Si nombreuses que soient les greffes qu'ait subies le
-culte de Mithra, au cours de ses pérégrinations, par
toutes ses racines- il tient à l'Orient. C'est de lui qu'il a
reçu la sève qui a nourri jusqu'à ses derniers rameaux,
la forme de ses dogmes, ses symboles, la morale dont •
il est pénétré. La philosophie et la théologie grecque
'ont bien pu broder sur ce fond, mais sans l'abolir.
Étudiqr le mithriacisme, abstraction faite de ses ori-
gines et comme un produit attardé du syncrétisme
occidental, c'est en méconnaître àplaisir la tendance
(1) Nous devons signaler, outre le travail déjà ancien de Win-'
dischmann : Jl/i//2?'a, les études du P. Allard sur le mêip.e sujet, et
■surtout l'excellent chapitre de Réville sur le mithriacisme, dans
la ReRgion sous les Sévères.
Gasquet. — Mithra. 2
i4 ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRA.
et la portée. Mais ces origines elles-mêmes sont
complexes. Il suffit d'un regard jeté sur les monu-
ments mithriaques pour y découvrira la fois des
influences iraniennes et des influences chaldéênnes.
Le taureau immolé par Mithra, qui occupe le centre
de la plupart de ces compositions, est bien le tau-
reau des légendes zoroastriennes ; mais à des signes
irrécusables, il est aussi le taureau astronomique de
Babylone. Les animaux figurés auprès de lui, le
chien, le corbeau, surtout le serpent, sont les ani-
maux de VAvesta ; mais les douze signes du zodiaque,
qui ornent le cintre de ces monuments, les sept pla-
nètes qui en parsèment le champ, d'autres indices
encore manifestent la religion sidérale, qui fut celle
de Ninive et de la Chaldée. Les anciens ne s'y sont "
pas mépris. Ils donnent indifféremment à Mithra
ï'épithète de Persan et de Ghaldéen (1). Ammien
Marcellin, qui accompagna l'empereur Julien sur les
rives de l'Euphrate assure que Zoroastre emprunta
aux mystères de la Chaldée une partie de sa doc-
trine (2). Il se trompait assurément, mais seulement
sur l'attribution de l'emprunt au législateur légen-
daire des Perses. Car VAvesta, à part. le calcul des
périodes cosmiques, pendant lesquelles Ormuzd et
(1) Citons le vers bien connu de Claudisn :
Rituque juvencum
Chaldœo stravère tnagi ;
et l'inscription en vers de Rufius Ceïonius :
Persidicique Mithrœ autistes babylonie templi.
(2) Amm. Marcel!, lib. 23. «Cujus scientise saeculis priscis multa
ex Chaldœorum arcanis Bactriauus addidit Zoroaster, deinde
Hystaspes rex prudentissimus Darii pater.»
- ESSAI SUR LÉ CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRA. 15
Ahriman se partagent la domination du monde, ne
contient presque aucune donnée astronomique.
Parmi les modernes, Hyde et Fréret eurent les pre-
miers le pressentiment de cette double origine. Elle
semble aujourd'hui hors de doute, depuis que les
textes religieux de la Chaldée, déchiffrés par de
patients érudits, permettent des rapprochements et
découvrent des analogies, qu'on ne pouvait soupçon-
ner, avant qu'ils ne fussent publiés.
*
Si l'on connaît aujourd'hui la langue et le texte
de VAvesta, on est loin d'être fixé sur la plupart des
problèmes que sou Iè5';e le livre sacré. On n'est
d'accord ni sur le temps, ni sur le lieu oii le maz-
déisme parut. Les uns lui donnent pour berceau la
Médie, d'autres la Bactriane ; Eudoxe et Aristotè
font naître, Z oroastre six siècles avant Alexandre;
Pline le croit antérieur de mille ans à Moïse ;
Burnouf place sa naissance vingt-deux siècles avant
Jésus-Christ ; ceux-là le font contemporain d'Hys-
taspe, le père de Darius. J. Darmesteter lui refuse
toute réalité et le transforme en un personnage my-
thique.. Enfin Renan ne croit pas que VAvesta ait
jamais contenu le code d'un peuple ou d'une race.
Et de fait, rien n'est plus malaisé que de situer
dans une période historique précise la doctrine du
législateur persan.- Celle qui convient le mieux,
l'époque des Achéménides, paraît devoir être res-
treinte au règne des premiers princes de la dynastie.
16 ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRA..
Les opinions moyennes et probables, dont Spiegeî
s'est fait l'interprète le plus judicieux, ont reçu de-
graves échecs par les conjectures pénétrantes, auda-
cieuses, mais souvent paradoxales, du regretté-
Darmesteter (1).
Cependant dans ce conflit de doctrines au sujet. •
des antiquités persanes, quelques points peuvent,
être considérés comme acquis.
'L'Avesta, dans sa forme actuelle, a été arrêté et
compilé sous la dynastie des Sassanides, c'est-à-
dire, seulement au iv'' siècle de notre ère, avec les
débris d'un ancien Avesta, en partie perdu ou détruit
sous les successeurs d'Alexandre. 11 n'en subsiste
que des fragments, dont quelques-uns remontent
à une époque fort ancienne. Il est écrit en langue
zend, qui est celle des inscriptions achéménideSy
alors que, du temps des Sassanides, la langue usuelle
était le peàlvi.
Par la langue aussi bien cjue par les mythes et
par le nom des divinités, VAvesla se rattache à
cette époque pré-arienne, d'où sont issus les Védas
de l'Inde. Mais tandis que l'imagination de l'Hindou^
dans son inépuisable fécondité, multipliait ses.
créations et ses genèses divines, le génie plus sobre
de l'Iran choisissait dans le trésor commun un mythe
central, le drame céleste de l'orage, la lutte delà
lumière et des ténèbres, du dieu irayonnant et du
(1) Voir par exemple, d'une part Spiegeî : Die œrafiiscfie Aller-
thûmer, 3 vol., et de l'autre : J. Darmesteter : Ormuzd et Ahri-
man; surtout : l^rcface à la traduction de l'Avesla (Coll. du musée
Guimet).
ESSAI su II LE CULTE ET LES MYSTÈHES DE MITHRA. 17
serpent de la nuée,, et le transposant dans le do-
maine moral, en faisait la lutte du génie du bien
et du génie du- mal, représentés l'un par Ormuzd,
l'autre par Ahriman. Cette lutte dont la création et
l'homme sont l'enjeu, implique, dans le mazdéisme
classique, une parité absolue entre les deux anta-
gonistes, égaux en puissance et en énergie créatrice.
L'idée métaphysique que le mal n'a pu sortir du
bien a probablement présidé à ce partage. Mais, à
considérer de près les textes, VAvesla lui-même
permet de reconnaître dans .Ormuzd un principe
d'antériorité et de supériorité. Ahriman n'a pas la
prescience de l'avenir ; il subit, mais ne commande
pas la destinée. Il a conscience de son impuissance
finale. 11 est, mais ne sera pas toujours. Sa création
même n'est pas originale ; elle est toute d'opposition
et de con tradition. Et, si l'on va au fond de la
doctrine, il semble bien que le mal n'entre dans le
monde qu'avec la créature (1).
Ormuzd (Ahura-Mazda) est le seigneur omniscient.
Il est l'espace lumineux antérieur à toutes choses
et qui les contient toutes. Le ciel est son vêtement
brodé d'étoiles, le soleil l'œil par lequel il surveille
la création. « Il ressemble de corps à la lumière et
d'âme à la vérité. » Il a créé le monde par son
verbe, qui en nommant les êtres, projette hors de
lui et insuille la vie.'IJ ressemble au Jéhovah de la
Genèse. On comprend que les Juifs de la captivité
aient cru reconnaître en lui l'image de leur Dieu et
(1) Avesta : Yesht xm, §§ 77-78.
. 18 ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRA.
lait de son serviteur. Cyrus le serviteur de ce Dieu
•et l'exécuteur de ses desseins, en même temps que
le libérateur de son peuple.
Ormuzd s'est donné comme assesseurs les sept
amshaspands^ qui ne sont, au vrai, que les qualités
abstraites,, émanées de lui. Il semble que l'Iran,
obsédé de la toute-puissance de son Dieu, ait été
impuissant à donner à ces entités la plasticité de
personnes divines. Plus précis et moins inconsistants
«ont les vingt-huit izeds, les génies des éléments,
•du feu, de l'air, des vents, des eaux courantes. Tout
mazdéen leur doit un culte, ses prières et ses ado-
rations. Viennent enfin dans la série des créations
divines, les ferouërs ou frcwashis^ plus difficiles à
déterminer ; ils sont à la fois les types immortels
•et les idées des choses, et aussi les mânes des êtres
qui ont vécu. Ils descendent temporairement s'in-
carner dans les corps mortels, pour remonter, leur
tâche accomplie, à leur patrie céleste. Les livres
parsis de la basse époque leur donnent pour séjour
les astres et la voie lactée.
Ormuzd a donné à Zoroastre sa révélation, pour
■qu'il enseigne aux hommes la doctrine de pureté,
les paroles et les formules efficaces qui doivent leur
assurer la victoire sur le mal. Lorsque les temps
fixés seront accomplis et le cycle dos douze mille
années révolu, il suscitera de la semence de Zo-
roastre un sauveur, qui réveillera les morts, séparera
les bons, achèvera par une expiation suprême la
purification des méchants et consommera la défaite
et l'anéantissement d'Ahriman.
ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTERES DE MITHRA. 19
Mithra est l'un des vingt-huit izeds. Il appartient
à la plus vieille mythologie arienne. On a pu dire
qu'il était un de^ premiers dieux du paganisme et
qu'il en fut le dernier. Dans lés plus antiques
Védas, il est déjà un dieu-lumière, l'assesseur et le
compagnon de Varouna. 11 fait le hien « par son
regard et par le jour qu'il apporte » ; il s'identifie
peu à peu avec le soleil. Dans l'Iran, sa fortune est
plus éclatante. Dans les parties liturgiques et ri-
tuelles de VAvesta^ son rôle est encore effacé et de
second plan, bien, que son nom soit associé à celui
d'Ahura. Mais bientôt sa personnalité se précise et
se dégage. Dans le Yesht (acte d'adoration) qui lui
est consacré et qui appartient probablement à une
époque plus récente, il apparaît avec les premiers
linéaments de la physionomie qu'il gardera désor-
mais jusqu'à la fin.
Il a été créé par Ahura, qui l'a fait aussi digne
d'honneur que lui-même. Il s'avance au-dessus de
la montagne de Hara, sa demeure, précédant la
course du soleil, caressant le premier de ses blan-
cheurs les sommets élevés et survivant à la
disparition de l'astre. Il est à la fois l'aurore et le
crépuscule. Guerrier impétueux, il combat infati-
gablement les ténèbres et les œuvres de ténèbres. Il
a dix mille yeux et dix mille oreilles. Rien ne se
fait sur la terre: qui lui échappe et les plus secrètes
pensées lui sont connues. Il découvre et déteste le
mensonge : il est le Dieu de vérité. Seigneur des
, Tas tes pâturages du ciel, il distribue la richesse et
ia fécondité. Il est le gardien des contrats et le ga-
20 ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MiTHRA.
rant de la parole donnée ; il préside aux relations
de société, aux liens qui unissent les liooimes, et as-
sure la stabilité du foyer. Il est l'ami et le consola-
teur. « Le pauvre, pratiquant la doctrine de vérité,
privé de ses droits^ l'invoque à. son secours, les
mains levées au ciel, lui, dont la voix, quand il se
plaint, s'élève et atteint les astres. » « La vache em-
menée captive l'appelle à grands cris, pensant à son
étable : que Mithra nous conduise a l'étable, comme
le mâle, chef du troupeau, marchant derrière
nous"! » Il est le médiateur entre les hommes, et le
médiateur entre les créatures et le créateur. Il pré-
side au sacrifice, comme le prêtre, et offre le pre-
mier le homa dans un mortier émaillé d'étoiles.
Quand il prie, sa voix éclatante, qui parcourt la
terre, se répand dans les cieux superposés. Après
la mort enfin, c'est lui qui aide les âmes à passer le
pont fatal, et pèse leurs actions bonnes et mauvaises
dans les plateaux équitables de sa justice. Il est
déjà le triple Mithra, dieu du ciel, de la terre et de
la mort.
*
Des influences étrangères allaient altérer profon-
dément cette religion si pure et si simple, et modi-
fier surtout la physionomie de la divinité secon-
daire qui nous occupe.
Quand les vigoureux montagnards de la Perse,
adorateurs d'Ahura et de Mithra envahirent la
Médie et les pays du Tigre et de l'Euphrate, ils trou-
vèrent ces contrées en possession d'une des plus
ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRA. 2*
vieilles civilisations du njionde, à la fois très-
savante et très corrornpue, et d'institutions politi-
ques et religieuses fortement organisées par un
corps de prêtres puissants. Ils en eurent d'abord la
défiance et l'horreur : mais, comme toujours, le
vainqueur primitif et barbare se laissa gagner par
le vaincu plus raffiné. Cette civilisation était celle de
Ninive et de Bàbylone. Sur les boues fécondes et
malsaines des marais de TEuplirate, il est probable-
qu'a vécu la première humanité ; l'esprit s'effraie à
sonder les profondeurs infinies de ce passé. Sans
entrer dans les controverses que soulève la question-
de ces lointaines et obscures origines, il semble bien
que deux races, chacune d'un génie et de croyances-
différents, aient concouru à cette civilisation. Une
première population, ingénieuse et misérable, cb
proie aux surprises, aux séductions et auxépouvan-
tements d'une nature violente et généreuse. Elle
croit à une multitude de génies malfaisants, aux
formes bizarres et monstrueuses, qui s'acharnent
sur l'homme, lui env'oient la maladie, la peste, les
fïéàux et la mort ^ sa religion est toute en formules,
en incantations déprécatoires, en amulettes et en
phylactères : c'est la magie. De ce foyer s'est envolé
sur le monde ce sombre essaim de larves, de lé-
mures, de vampires, d'être fantastiques aux corps
composites, qui onteffrayé l'imagination de tous les
peuples; encore aujourd'hui, dans les vieux procès
de sorcellerie, se ren.contrent des formules magiques
dont le sens s'est perdu et qui se retrouvent sur les
briques d'Our en Chaldée et de Ninive. Ces peuples
22 ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITIIRA.
xîependant deviennent nombreiix et puissants; ils se
J)âtissent les premières cités, s'asservissent quelques-
uns de leurs génies, dont ils se font des dieux protec-
teurs, ordonnent leur religion, fondée sur le culte des
•éléments et des forces de la nature. Ils connaissent
les arts et inventent l'écriture aux caractères cunéi-
formes. A ces populations se mêlèrent ou se super-
posèrent, probablement parla conquête, des Sémites,
■venus du Midi, Sabéistes adorateurs des astres.
Par le travail séculaire des écoles sacerdotales, les
■croyances s'amalgamèrent, sans se détruire ; lesmy-
tliologies des dynasties locales se simplifièrent et
s'unifièrent ; les dieux anciens se répandirent dans
les régions de la voûte céleste. De cette élaboration
sortit une religion toute sidérale, comportant des
spéculations élevées sur l'âme et sur la destinée, et
qui s'accordaient avec un culte très sensuel et une
théocratie féroce.
L'astrologie, qui suppose la connaissance du ciel,
-était la grande affaire de leurs prêtres, la science
maîtresse ; par là, ils ont été même avant les
Egyptiens, les créateurrs de l'astronomie et les vrais
maîtres de la Grèce. Eudoxe et Hipparque se sont
•instruits à leur école. Des hautes tours à étages,
-qui leurs servaient d'observatoires, au-dessus de la
poussière et du bruit des cités, ils plongeaient de
leurs regards aiguisés par l'habitude dans les pro-
fondeurs sereines du ciel oriental. Ils montraient à
Callisthène, envoyé par Aristote, des observations
astronomiques enregistrées depuis 1903 années
consécutives. Dans les débris de la bibliothèque
ESSAI SUR LE CULTE ET. LES MYSTÈRES DE MITIIRA. ^S-
d'Assiirbanipal, recueillis à Ninive, en même temps-
que des traités de magie et de numération, on
trouve des calendriers et des livres d'astronomie^
qui montrent cette science constituée dès le temps-
de Sargon l'Ancien ; des catalogues d'étoiles avec
leurs levers et leurs couchers, la notation des phases
de la lune, les singularités de la course vagabonde
des planètes. Ils savaient calculer les éclipses de
lune, peut-être même celles du soleil ; du moins
possédaient-ils les éléments nécessaires à ce calcul.
Ils pressentirent la précession des équinoxes. Ils
fixaient la naissance du monde au moment où le so-
leil était entré dans le Taureau, et lui assignaient pour
lin le moment oiile soleil rentrerait dans ce signe (1 ).
Le soleil était en etFet l'objet principal de leur
étude. Ils lui avaient tracé sa voie dans le ciel,
compté pour autant de victoires son entrée dans les-
douze signes, ses hôtelleries célestes, nommé ces
signes des vagues figures ébauchées par les clous
d'or des étoiles, et rattaché à ces signes autant de
légendes héroïques. Ils avaient divisé le zodiaque
en 360 degrés et réparti méthodiquement les cons-
tellations dans. ces divisions prolongées sur toute
l'étendue des cieux. Ils avaient affecté à ces signes
leurs -douze dieux principaux, dont sept étaient en
même temps les dieux des sept planètes, et attribué
aux trente-six décans les trente-six divinités infé-
rieures. Mais pour eux le ciel était surtout le livre
des destinées, la manifestation sensible des volontés
(1) Voir Jenseq : Kosmologie der Babylonier.: Maspéro :Hisf. des
peuples de L'Orient : Tom L La Chalde'e.
;24 ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRA.
divines. Des influences constatées ou supposées, du
soleil, de la lune, des planètes sur les phénomènes
naturels et sur l'homme, ils concluaient à des
•influences permanentes et occultes, que la science
pouvait pénétrer, « En rattachant, dit Philon, les
•choses terrestres aux choses d'en haut et le ciel
au monde inférieur, ils ont montré dans cette
-sympathie mutuelle des parties de l'univers, sépa-
rées quand aux lieux, mais non pas en elles-mêmes,
l'harmonie qui les unit, par une sorte d'accord
•musical. »
Cette civilisation servie pendant des siècles par les
-armes victorieuses des rois de Babylone et de
Ninive, avait pénétré toute l'Asie occidentale. La
Médie, la première étape de la conquête persane,
en était comme imprégnée. Ecbatane, que vit Héro-
dote, avait, comme les villes de la Chaldée, sept
enceintes aux couleurs des sept planètes. Les mages
y dominaient, semblables à ceux de Babylone. La
pure religion de la Perse, presque absolument dé-
pouillée d'éléments naturistes,- ne tarda pas à
s'altérer par l'infiltration des idées propres au,x
systèmes religieux de la Chaldée. L'Avesia, même
dans ses parties anciennes,- porte la trace de ces
influences ; non seulement la fixation des périodes
•de la grande année cosmique, mais le nombre les
■amshaspands^ celui des izeds^ qui répondent- au
chifl're des planètes et à celui des jours du mois
•lunaire, en sont le témoignage. 11 y eut, il est
vrai, des réactions violentes.. La plus connue est la
révolution politique et religieuse, opérée par le
ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITllRA. 23
fils d'Hystaspe, Darius, et attestée par la grande
inscription de Béhistoun, par le massacre des mages
usurpateurs et la restauration dans toute sa pureté
du culte d'Ahura-Mazda. Mais jusque dans ce mo-
nument du vainqueur se fait sentir l'empreinte des
idées et des formes, dont il se flatte d'avoir triomphé.
Les caractères cunéiformes de l'écriture, les noms
. des mois sont chaldéens ; chaldéens et comme déta-
chés des monuments de Bahylone sont les génies
qui représentent les dieux persans; toute l'icono-
graphie persane dérive de cette imitation. La bête
ahrimanique que combat le serviteur d'Ahura,
appartient à la même origine ; on la retrouve sur
ces milliers de cônes et de cylindres exhumés de la
poussière des cités mésopotamiennes et qu'on a
relevés jusque sur le champ de bataille de Marathon.
Le sigle même de la divinité, l'Ahura en buste
ceint de la tiare, aux quatre ailes éployées et qu'en-
serre le cercle, svmbole de l'éternité, vient en
droite ligne de l'Euphrate, où peut-être il fut im-
porté d'Egypte. La l'evanche d'ailleurs ne se fit pas
attendre ; elle vint probablement des influences de
harem si puissantes dans les monarchies d'Orient.
La femme de Xercès, Ames tris, est toute dévouée au
magisme. Elle sacrifie aux divinités infernales et
fait enterrer vivants neuf couples de garçons et de
filles appartenant aux plus grandes familles de la
Perse, pour préparer le succès de l'expédition contre
la Grèce. Pareil sacrifice expiatoire se consomme
sur les bords du Strymon, au cours de la marche
des armées dii grand roi.
Gasquet. — Mithra. 3
26 ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITDRA.
Sous Artaxercès Mnémon, s'achève la trahison
des dieux nationaux et se consomme la plus grave
des altérations que le mazdéisme ait subies par son
contact avec l'Assyrie et la Chaldée. Deux des izeds
avestéens, Mithra le génie de la lumière, Anahîta
le génie des eaux courantes et la dispensatrice de
la fécondité, sortent tout à coup du second rang,
pour apparaître au premier. Tous deux se prêtaient
aisément à l'assimilation avec les divinités de Baby-
lone. Mithra, assesseur d'Osmuzd, a détourné peu
à peu sur lui la piété et l'adoration des fidèles.
Moins lointain que lui, moins métaphysique, moins
dégagé de formes et de contours, il est plus près des
fidèles, qui le reconnaissent dans l'astre qui les
inonde de ses bienfaits. Pareille évolution s'était
déjà produite en Chaldée, où le dieu Soleil, Samash,
s'était vu substituer peu à peu ses parèdres,
Mardouk, Ninip, Nergal et Nébo, d'abord assignés
à la garde des planètes et qui bientôt représentent
le soleil même, dans chacune des périodes de sa
course annuelle. Les caractères même de la divinité
persane, tels que nous les avons relevés dans le
Yesht consacré à Mithra, nous les retrouvons avec
une similitude, qui n'est peut-être pas l'effet du
hasard, dans divers fragments d'hymnes chaldéens
récemment déchiffrés. — « Soleil, l'arbitre suprême
du ciel et de la terre — la loi qui enchaîne l'obéis-
sance des pays, c'est toi. — Tu connais la vérité,
tu connais le mensonge. — r Soleil, le seigneur qui
développe la vie, celui qui répand la grâce sur 1&
pays, c'est toi. — » Et dans un autre, on lit :
ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITERA. 27
— « Toi qui fais évanouir les mensonges, toi qui
dissipes la mauvaise influence — des prodiges, des
augures, des pronostics fâcheux, des songes, des
apparitions mauvaises, — toi qui déçois les com-
plots méchants, toi qui mènes à la perdition — les
hommes et les pays qui s'adonnent aux sacrilèges et
aux nialéfices. » — Pour les Chaldéens, comme pour
les Persans, le soleil est donc le dieu de la vérité,
l'ennemi du mensonge; sa lumière éclaire les se-
crets de la nature comne les réplis de la conscience.
Génie des sources et des eaux qui suscitent la
vie, Anahita, dont le nom même est celui de l'Anat
babylonienne, devient la déesse nature de la géné-
ration, la mère de la fécondité, la lune, conser-
vatoire de l'élément humide, de qui procède toute
croissance, pour la terre comme pour les hommes.
Ainsi naît un nouveau couple, conçu sur le mo-
dèle des couples babyloniens d'Ishtar et de Mardouk,
l'Aphrodite chaldéenne et le dieu solaire et dé-
miurge. Artaxercès le premier, comme en témoigne
l'inscription de Suze, l'impose à l'adoration de ses
sujets et dresse ses statues à Suze, à Ecbatane, à
Babylone, comme à Damas et à Sardes. A leurs
temples, qui subsistaient encore au temps des Sé-
leucides, il affecta d'immenses revenus et il attacha
au service de la déesse des milliers d'hiérodules des
deux sexes, voués aux prostitutions sacrées.
Le culte d'Ahura-Mazda n'est point pour cela dé-
laissé. Les inscriptions achéménides nous le mon-
trent, sous les successeurs d'Artaxercès, associé tan-
tôt à Mithra, tantôt à Mithra et à Anahita. Mais dès
28 ' ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITIIRA.
lors, il commence à s'effacer et à s'éclipser devant
l'éclat de son coadjuteur (4 ). Sans jamais disparaître,
il recule au delà du ciel des planètes et des étoiles
fixes, dans le ciel inaccessible de la lumière incréée(2) .
C'est à lui encore, comme au dieu suprême, que dans
les derniers monuments du iv'' siècle après Jésus-
Christ, Mitlira médiateur conduit les âmes, monté
sur le char solaire. Mais les philosophes seuls le
perçoivent et le supposent ; la foule ne s'en préoccupe
plus et semble l'ignorer. En même temps, Mithra,
distinct du soleil dans les livres sacrés, s'identifie
de plus en plus avec lui. De génie de la lumière, il
est devenu le foyer lumineux qui anime la nature.
Il se confond avec lui, comme chez les Grecs Apol-
lon avec Hélios. Le soleil apparaît comme l'image
visible et secourable du dieu; l'abstraction s'est
réalisée en un objet sensible pour tous. C'est ainsi
que peu à peu la fusion s'opère entre les religions
de la Perse et de la Chaldée. C'est la fête d'un culte
complètement sidéral quenous décrit Quinte-Curce,
certainement d'après des documents originaux,
sous le règne de Darius, l'adversaire d'Alexandre.
La procession qui se déroule au soleil levant, nous
montre, à la cime de la tente royale, l'image glo-
rieuse de l'astre incrustée dans un bloc de cristal,
le feu porté sur des autels d'argent, un cortège
de 365 jeunes gens, vêtus de pourpre, égaux en
(1) Strabon dira de Mithra: 'Ov Iléocrat c-éêovTat ôewv [iôvov.
(2) Gela ressort nettement du discours de Dion Chrysostome,
où ce philosopiie traite de la religion des Perses. [Orat. 2G. Bo-
rysUienica. éd. Dindorf, t. II, p. 309.) Y. aussi l'Iriser. d'Antio-
chus au temple de Nemrud-dagh, et celle de Sahin (Phénicie) :
8£6> {i'I/t(7"M oùpavûù.
ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITllRA. 20
nombre aux jours de l'année, un char consacré à
Jupiter (Ormuzd) traîné par des chevaux blancs et
suivi d'un cheval d'une grandeur merveilleuse
. qu'on appelait le cheval du Soleil (1) (Mithra).
Telles sont les altérations qu'a subies la doctrine
de Zoroastre. Si donc plus tard, dans les mystères
. de l'Occident, Mithra nous apparaît dégagé de toute
promiscuité féminine, le plus austère dans son
culte et dans ses symboles de tous les dieux de
l'antiquité, nous sommes conduits à conclure à
une séparation violente du dieu perse avec les
cultes chaldéens, à une sorte de réforme puritaine,
qui ramena Mithra à une partie de la pureté des
conceptions avestéennes. Cette réforme, nous n'en
connaissons ni le temps, ni le lieu. Elle s'opéra
probablement sous la domination des successeurs
d'Alexandre, ausein d'une de ces sectes, qui, comme
les zerwanistes unitaires, naquirent de la ruine du
magisme, avant la restauration du zoroastrisme,
commencée par les Arcacides et cousommée par
les Sassanides. Anahîta, seule et sans son acolyte,
reste la déesse -nature, adorée en Arménie, en Cap-
padoce et dans le Pont, sous des noms divers.
Mithra semble être demeuré le dieu des Parthes,-
de Tiridate et de Vologèse (2), un Mithra tout persan
(1) « Orto sole procédant ; et super régis tabernaculo, unde ab
omnibus conspici posset, imago Solis crystallo inclusà fulgebat.
Ignis argenteis altaribus prîBferebatur. Magi prt)ximi patrium
Carmen canebant. Magos 365 juvenes sequebantur, puniceis ami-
culis velati, ad nuœerum dierum anni. Currum Jovi sacratum
albentes vehebant equi : hos eximiâ magnitudine equus, quem
solis appellabant, sequebatur, etc. » Quinte-Curce, lib. III, cap. 7.
(2) Yo'.ogèse 1, l'ami de Néron, est probablement le Yalkash qui
3.
3Û- ESSA.I SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRA. ;.
pur les directions de sa morale et le caractère de
sa doctrine, chaldéen par la forme de ses dogmes
et son symbolisme astronomique.
*
Le commentateur de Stace, Lactantius Placidus
a? marqué en ces termes les étapes suivies par le
eulte de Mithra : « Les Perses ont connu les pre-
miers ses mystères, les Phrygiens les ont reçus
des Perses et Rome des Phrygiens (1). » 11 ne nous
reste aucun document du séjour de Mithra en Phry-
gie. C'est la principale lacune de son histoire, et il
y a peu d'apparence qu'aucune découverte vienne
jamais la combler. S'il ne semble pas que la doc-
trine du dieu persan se soit altérée au contact des
divinités phrygiennes, dont les cultes orgiastiques
et sensuels ont peu de rapport avec ceux de Mithra,
déjà se manifeste en lui cette facilité singulière à
s^dapter aux divers milieux où il se transporte, et
à s'apparenter aux dieux étrangers qu'il fréquente.
C'est ainsi qu'il emprunte à Attis le costume sous
îîequel il figurera désormais sur les monuments, les
braies flottantes, serrées aux chevilles, la blouse et
lu bonnet phrygien, distinct de la tiare persane. 11
conclut alliance avec Sabazios, le dieu solaire, « le
berger des astres brillants (2), » qui déjà, sous le
fit, d'après le Dinkart, réunir le premier les fragments de l'Avesta
dispersés {V. Préface de l'Avesta par J. Darmesteter).
(I) « Quae sacra primum Persœ habuerunt, a Persis Phryges, a
Bhrygibus Romani. »
(,2) Philosophoumena, lib. V (169-171). ■ .
,■:: ESSAT SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRA. 31 "
tpatrôiiago du Bacchus de Thrace, a pénétré jusque
. dans les mystères d'Eleusis. Son nom gravé se jit
sur le taureau mithriaque du Capitole. Dans la fa-
meuse catacombe de Prétextât,^ un prêtre de Saba^
izios et un pontife de Mithra (?) dorment dans la paix
du même tombeau, fraternellement unis dans la
nrort (J). Pareil rapprochement, attesté par les mo-
numents du iv"' siècle, s'opère avec le dieu Men ou
Lunus, qui ressemble de si près au Chaldéen Sin,
ie dieu mâle de la l'une, représenté, le pied posé
sur la tête du taureau (2). D'ailleurs les deux
mytbologies, phrygienne et chaldéenne, trahissent
des ressemblances sensibles, qui proviennent moins
d'une influence réciproque, que de Taction exercée
sur toute l'Asie occidentale, pendant des siècles,
par la domination assyrienne; pour marquer cette
filiation, les Grecs faisaient d'Attis le fila de Nanna,
'qui est une déesse de Babylone. Il est possible aussi
' que, dès lors, le culte de^ithra ait emprunté à
€elui de Cybèle l'usage du taurobole et du criobole,
bien que l'immolation du taiireau et du bélier, qui
tous deux symbolisent, à deux périodes différentes,
l'année "zodiacale, fût une coutume générale dans
les pays de l'Euphrate. Enfin lej^in, emblème jdlim-
-mortalité, qui garde en hiver sa verdure, et qu'on
\ promenait pendant les lamentations d'Attis, devient
un des accessoires figurés du sacrifice mithriaque.
De Phrygie, le culte de Mithra gagna les côtes i
(11. V. plus loin pour l'interprétation de ce monument.
(2} L'épifchète de Menotyrannus donnée à Mithra est fréquente
•dans les inscriptions.
32 ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITORA.
de la Méditerranée. Il était le dieu principal dos
pirates qiie Pompée poursuivit dans leurs retraites
de Gilicie. Les légions le rapportèrent de Tarse, la
vieille colonie assyrienne, et par elles il fit soiî
entrée daiis Rome.
Ce point d'attache du culte occidental de Mithra
avec l'Orient n'est pas indifiFérent. Tarse passait
pour une des villes les plus anciennes du monde,
Ses traditions lui donnaient pour premier fondateur
le héros Sandan et Hercule ou Persce. Plus tiird,
le monarque assyrien Sennachérib l'avait de nou-
veau conquise ; elle se réclamait aussi de ce second
fondateur. Tous les cinq ans, en l'honneur du dieu
national Sandan, se célébrait une fête fameuse qu'on
appelait « la fête du bûcher », Dion Chrysostôme
en parle longuement dans le discours ou panégy-
rique qu'il prononça à Tarse même. Ce Sandan,
qui est le même personnage que le dieu national
des lydiens Sandan, n'était autre que l'Hercule
assyrien et le dieu du feu, d'où par conséquence, le
soleil. Bérose rapporte que les Babyloniens con-
naissaient une divinité de ce nom, et Oppert le
désigne comme une épithète de Ninip, un dès
parèdres de Samash. Aucun doute n'est donc pos-
sible sur ses origines.
L'épisode principal des fêtes sacrées de Tarse
était fourni par la mort de Sandan, dont l'image,
était brûlée sur un bûcher de forme particulière,
dont les médailles de la ville reproduisent le type.
C'était un pirée gigantesque, en forme de pyramide
reposant sur une base carrée. A l'intérieur, Sandan
ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈUES DE MITHRA. 33
est dressé debout, les pieds posés sur un lion, dans
l'altitude même que certains monuments de l'Occi-
dent ont conservé à Mithra. Au faite du bûcher, un
ai'gle ouvre ses ailes. C'était l'Orne du héros, qui,
purifiée par le feu de ses souillures mortelles,
s'envolait vers le ciel, pour s'unir au soleil. Avec
quelques variantes, on retrouve le même type en
diverses villes d'Asie, de Syrie et de Phénicie.
• Sur ces médailles, l'aigle est quelquefois remplacé
par un quadrige qui émpprte vers les astres l'âme
ou le double du dieu. A Tyr même, on fêtait, à la
. date du mois Péritius, répondant au 25 décembre
du calendrier romain, qui sera la date des natalitia
de Mithra, le réveil (sy^p^'-?) ou la renaissance do
Melchart. Il s'agit donc bien d'une fête de purifi-
cation et de résurrection ou d'apothéose (1). Ses
rites mêmes furent empruntés plus tard par . les
Romains pour la consécration des empereurs (2).
^ Or c'est la même doctrine^ d'expiation pour l'âme,
de résurrection et d'immortalité qu'enseigne Mithra.
dieu (ie lumière comme Sandan.
Le. culte de Mithra végéta d'abord obscurément
à Rome. Le premier monument qui le signale est
une inscription de Naples, du terhps de Tibère.
(1)' Sur le "culte de Tarse, Voir Oltf. Muller. Sandan and Sarda-
napal ; R. Rochette : Vllercule assyrien, Mém. de VAc. Insc. et B. L.
Tom. XYII 11*=. F. Lenormant : Commentaire sur. Bérose p. 110 et
145 Dion Chrysostome : Orat. 33.
(•2) Hérodien IV, 3 « Quand l'image en cire qui surmontait le
bûcher de l'empereur défunt était sur le point de disparaître, sous
l'action de la flàrrime, on voyait au faîte de cet édifice un aigle
s'élancer dans les airs. Les Romains s'imaginent qu'en lui plane
et s'élève vers le ciel l'àme de l'empereur. »
34 ESSAI SUR LE CULTE Eï LES MYSTÈRES DE MITIIRA.
Néron lui fait accueil et demande, dit-on, à ses
mystères l'expiation de son parricide. Il se lie
d'amitié avec les souverains parthes, et reçoit leurs
ambassadeurs qui célèbrent à Rome ouvertement
leur culte (1). On sait que la légende longtemps
populaire voulait que le césar, échappé à ses meur-
triers, eût trouvé un refuge dans le royaume de
î'Euphrate, d'où il devait revenir avec ses alliés
pour se venger de ses ennemis. Le culte de Mithra
est florissant sous Trajan. Adrien l'interdit un
moment, à cause des scènes cruelles qui passaient
pour ensanglanter ses cérémonies. Commode se
se fait initier et se souille au cours des épreuves
d'un homicide qui fait scandale (2). Avec les em-
pereurs syriens se répand la vogue des cultes
solaires. Élagabal, le prêtre syrien couronné, pré-
tend subordonner au dieu d'Emèse toutes les divi-
nités de l'empire, préludant à un syncrétisme pré-
maturé, qui, dans sa pensée, devait embrasser le
judaïsme et le christianisme (3). Mais c'est surtout
d'Aurélien que datent l'extension et l'immense
popularité de Mithra. Né en Pannonie, d'une prê-
tresse du Soleil, élevé par sa mère dans le temple,
il est envoyé comme ambassadeur en Perse. Au
cours d'un festin, il lit dans le relief d'une coupe '
consacrée à Mithra la promesse de sa grandeur
(1) Le Parthe Tiridate initie à Rome Néron. Voir Pline, lîist. Naf.,
cap. 30, et Dion Cassius, Lib. IV, ch. 63. Voir aussi Suétone :
«>Quin et facto per magos sacro evocare mânes et exorare ten-
tavit. »
(2) Lampride : Vita Commodi, cap. 9.
(3J Lampride : Vita lleliog., cap. 3.
ESSAI SUR LE CULTE ET LÈS MYSTERES DE MITIIRA. . 35
future. Plus tard, empereiir, vainqueur de Zénobie,
il transporte à Rome le dieu solaire de la cité
palmyréenne ; reprenant la tentative d'ElagabaL
cette fois avec succès, il unit dans une même ado-
ration et dans un même temple tous les cultes du
soleil. Au nouveau Dieu, il consacre l'empire, et
pour la première fois, sur les médailles et sur les
monuments, se lit, avec l'emblème de Vinvictics^
cette formule : Sol,'^dommiis imperii Romani [\\.
Ce Dieu n'a pas de nom patronymique, rien qui
rappelle une origine particulière,-^ dévotion spé-
ciale d'un peuple. C'est Sol, le dieu invincible,
dont les ténèbres de la nuit et de l'orage ne peu-
vent triompher, que les siècles ne diminuent pas;
le dieu certain [certus sol) dont la réalité vivante et
agissante éblouit l'univers. Mais à cet anonyme la
faveur populaire attache un nom, celui du dieu
persan, dont les mystères se répandent en raison
même du succès des cultes solaires. Sol et MithriL,
comme l'attestent les inscriptions, ne sont plus
désormais qu'une même divinité. C'est celle de
Dioctétien, de Constance-Chlore, des derniers em-
pereurs ; c'est celle aussi de Constantin, dont les
monnaies portent l'emblème de ïmvictus et qui
longtemps hésita entre Mithra et le Christ. C'est
surtout lé dieu de Julien, voué dès sa jeunesse 'à
Mithra, dont il fait le conseiller et « le gardien de
son âme » (2^. Le monothéisme latent, que porte
(1) Fl. Vopiscus : Aurelinni vila, cap. 4, 14, 25.
(2) Julien. : C07livium, .336 : Hzig^lol v.al ôpfjibv ào-çaXïi Çwvrt.^.
(j.£-à TTjç àyaôïiç âXraôoç 7iY£fji.6va Oeov eÙjjlîvtî xa6tc"ràç o-eauTÛ.
36 ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRA.
en lui le paganisme, trouve sa formule dans le
traité que l'impérial écrivain intitule : le Roi
Soleil (1). •
m
LA DOCTRINE.
L'initiation mithriaque était donnée dans des
grottes naturelles ou artificielles, a Zoroastre le pre-
mier, écrit Porphyre, consacra en l'honneur de
Mithra, créateur et père de toutes choses, un antre
naturel dans les montagnes voisines de la Perse,
arrosé par des sources, couvert de fleurs et de feuil-
lages. Cet antre représentait la forme du nionde,
créé par Mithra (2). A l'intérieur étaient disposés
çà et là les symboles des éléments cosmiques et des
climats. Après Zoroastre, l'usage persista d'initier et
de célébrer les mystères dans des antres ou des
cavernes. » Il ajoute que dans cet antre, dont la
description est empruntée à Homère, habitent des
Naïades ou des Nymphes qui représentent les
âmes fiancées à des corps mortels. C'est là une des-
cription assez exacte de la grotte mithriaque, telle
que des fouilles récentes nous l'ont révélée. Mais il
n'est question dans VAvesta, ni de grottes, ni de
nymphes, ni de l'appareil astronomique, dont nous
parle Porphyre. Bien au contraire, nous savons par
(1) 3e renvoie pour la diffusion du culte de Mithra sous l'erapire
au livre de J. Réville : la Religion sous les Sévères.
(2) Porphyre : De a7it>'0 Nymph., cap. G-8 : :3-j[iSoXov -zr^ç, -jX-^jç
ï% ^; ô y.do-iAOç.
ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRA. 37
Hérodote et Strabon que les Mazdéens proscrivaient
les temples et sacrifiaient à leurs dieux sur lé som-
met des montagnes. Mais nous saisissons en cet
usage la survivance d'une des plus vieilles tradi-
tions des religions orientales. La grotte, image du
monde créé, avec le foyer qui l'éclairé, symbole du
soleil, se retrouve dans le culte de la Gybèle Phry-
gienne et dans les vieux cultes de la Grèce, en
Crète et en Arcadie (1).
Ces antiques souvenirs trouvent un écho dans
Platon, qui dans un mythe célèbre, représente le
monde terrestre comme une caverne. Les Chaldéens
affectaient de donner à leurs tours prismatiques
la forme de montagnes, creusées de chambres à la
base, et pour eux le même terme traduisait le temple
et la terre. Pareille conception s'imposait aux Égyp-
tiens dans la construction de leurs pyramides, oiile
mort vivait sa seconde existence. Enfin les Etrus-
ques et les Latins eux-mêmes avaient la prétention
dans le plan et dans l'orientation de leurs temples,
de reproduire l'ordre et la disposition de l'univers. En
sorte que la grotte mithriaque est simplement le
temple sous sa forme la plus primitive.
L'exactitude des assertions de Porphyre a d'ail-
- leurs été surabondamment prouvée par les fouilles
qui ont mis au jour les nombreux sanctuaires du
culte mithriaque. Ces grottes, dans les villes, sont
presque Jtoujours artificielles et ressemblent à des
caves voûtées, auxquelles on accède souvent par de
(1) Porphyre lui-même signale ces ressemblances.
Gasquet. — Mitlira. 4
38 ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRA.
longs corridors souterrains. Les plus connues et les
mieux explorées sont celles du MithrsBum du
Capitole, celle d'Ostie et celle de Saint-Clément.
Toujours s'y rencontre la source, signalée par
Porphyre, comme élément essentiel du. culte et qui
servait aux lustrations rituelles. Les Chrétiens du
iv^ siècle ne manquaient pas de s'égayer aux dépens
d'une secte qui cherchait le soleil sous la terre ; ce
roi des ténèbres, qui pouvait-il être, sinon Lucifer,
prince du mal? (1).
Le Mithra des mystères reçoit le nom de petro-
genès^ â'invictus de petrâ natus^ de Tpecç à/. ■::àôaç. Il
est difficile d'en donner une raison satisfaisante.
A-t-on voulu exprimer par là l'éclair des rayons
naissants à l'aube au sommet des montagnes et qui
semble jaillir des rochers ? On peut le croire,
puisque le petrogenès est souvent représenté sur les
monuments par une figure radiée en buste se déga-
geant d'une gaine rocheuse. Peut-être voulait-on
plutôt expliquer par là l'origine du feu, qui sort en
étincelles du choc de la pierre (2). Il est curieux que
les plus vieilles religions de l'Asie rendaient un
culte au soleil sous la forme d'un cône de pierre.
La pierre noire d'Emèse, emblème de Baal, dont
Elagabal fut le prêtre, fut par lui transportée à
(1) Quid quod et Invictum spelœa sub antra recondunt,
Quemque tegunt tenebris audent hune dicere solem,
Quis colat occulté lucem, sidus que super-num
Celet in infernis, nisi rerum causa malarum ?
Paulin de Noie : Op. Ed. Veron, p. 703. Rossi {Biillet. 1868,
p. 57) cite ce fragment Qui docuit sub terra quœrere solem.
(2) C'est l'explication que donne Lydus : De mens, III, p. 43 : Six
10 Toy îrpbpc xÉvrpov.
ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRA. 39
Rome, quand il y vint pour exercer l'empire. Ce
cône de -pierre, la petra genitrix, se retrouve
aussi dans plusieurs des mithrsea explorés de nos
jours (1). I
C'est encore aux plus anciennes traditions reli-
i,gieuses de l'Orient qu'il faut remonter pour rendre
' compte de l'épilhète de (Bouy.Xé'^oç, volèhr de bœufs,
que donné Poi^phyre à Mithra et que répètent à
l'envi, dans une intention ironique, les auteurs chré-
tiens (2). Comme le dieu solaire des hymnes védi-
ques, Mithra chasse devant lui les nuages qui sont
les vaches célestes. Dans l'Avesta, il est toujours le
dieu des vastes pâturages. Il ramène à l'étable les
troupeaux égarés. Il les arrache au serpent de la
nuée qui les détourne ; il frappe l'ennemi, il délivre
les prisonnières, qui déversent alors leurs pluies
nourricières sur le sol altéré (3).
C'est ici le lieu d'indiquer les traits principaux
du tableau mithriaque, tel qu'il était représenté
en relief sur la pierre dans tous les sanctuaires
du dieu persan. Les artistes se sont efforcés d'y
tracer les principaux symboles du culte et de la
doctrine, à ce point/que)si nous savions les déchifl'rer
et entrer dans leur esprit, le culte de Mithra n'aurait
(1) Rossi, Bullei. 1870, Le mithrseum de Rainl-Clémpnt.
(2) Porphyre, De antro Nymph. 24 ; Gommodien, Instruct. 1, 13 :
Vertebatque boves aliènes semper in antris
Sicut et Cacùs, Vulcani filius...
Firmicus, Ve^errore prof. : « Virum abactorem boum », etc., etc.
(3) M. Bréal dans son livre célèbre, Hercule et Cacus a montré
l'origine de cette légende et comment elle s'est répandue et
transformée dans les diverses mythologies. Voir aussi J. Darmes-
teter : Eludes iraniennes, tome II, p. 193.
40 ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRA.
plus de secrets pour nous. Mais d'une part l'indé-
cision des formes et des figures, qui vient autant
des maladresses du sculpteur que de la dégrada-
tion du temps, de l'autre notre ignorance de bon
nombre de ces emblèmes et des croyances qu'ils
recouvi'ent, ne nous permettent guère ,que de
pénétrer à la surface du mythe et laissent pour
nous dans l'ombre bien des points encore ina-
perçus.
On peut distinguer trois représentations diffé-
rentes de Mithra. Le Mithra égorgeant le taureau,
le plus connu et le plus répandu de ces types, n'est
peut-être pas le premier. Je croirais volontiers que
le type le plus ancien nous est donné par le monu-
ment de la villa Altièri, figurant Mithra debout, en
costume phrygien, les pieds sur le taureau. C'est
l'attitude que semble décrire Porphyre et que pré-
cise Macrobe, quand il dit qu'à l'équinose vernal,
le taureau porte le soleil. Si l'on veut se reporter
aux innombrables cônes et cylindres recueillis dans
la poussière de la Mésopotamie, on remarque que
la divinité solaire y est très fréquemment figurée
debout sur l'animal, qui symbolise le signe repré-
sentatif du Dieu. C'est en particulier l'attitude
habituelle donnée dans ces intailles à la déesse Ishtar,
debout sur la taureau ou le lion. Si l'on veut bien
aussi se reporter aux types des médailles de Tarse
et se souvenir que c'est de cette ville que le mithria-
cisme vint à Rome, on sera frappé de la ressem-
blance, pour ne pas dire de l'identité, que présente
avec le Mithra de la villa Altieri, le dieu Sandan,
ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRA. 41
debout sur le bûcher qui doit le consumer (1).
On connaît plus de vingt représentations de
Mithraj sous la figure d'un homme à tête de lion
ou à masque léonin, enlacé dans les replis d'un
énorme serpent. Montfaucon le premier, et après lui
Visconti, ont reconnu dans ce type étrange le dieu
persan; Au commencement de ce siècle, le danois
Zoéga, suivi par toute une école d'archéologues,
contesta cette attribution et baptisa le léontocéphale
du nom vague d'Eon, un de ces génies que les gnos-
tiques d'Orient interposent entre l'infini et la créa-
tion. L'attribution à Mithra paraît cependant des
plus vraisemblables. Le commentateur de Slace,
Lactantius, fait allusion à deux des types du dieu
persan, dont l'un au visage de lion [leonis vultu).
Les attributs du léontocéphale se rapportent assez
exactement aux symboles à la fois astronomiques
et moraux, qui s'étalent plus abondamment autour
hdu type du tauroctone.. Le lion représente le soleil
I pans le signe qui répond à l'ardeur de l'été, comme
' le taureau le représente dans celui qui répond au
printemps ; le premier étant le symbole du principe
igné, comme l'autre celui du principe humide. Le
serpent est à la fois l'ennemi mythologique du
soleil, à toutes les périodes de sa course et le génie
du mal dans les livres du parsisme. Il tend la tête
vers le cratère, qui est auprès du dieu, comme pour
épuiser la -source de vie aui alimente l'univers
créé.
(1) R. Rochetle, Acad. Inscr. et Belles- Lellres, t. XVII. Voir
PL IV, nos 1 à 6, 8, 10, 17.
42 ESSAI SIR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRA.
Entre les replis du serpent et sur le torse du
monstre divin, sont distribués les signes du
zodiaque, tout au moins les quatre principaux : les
deux équinoxes et les deux solstices, ligures par le
Cancer et le Capricome, le Bélier et la Balance. Il
tient à la main tantôt une clef, tantôt deux, percées
de tfous. Que peuvent être ces clefs, sinon celles
des deux portes des âmes ; celle du Capricorne qui
ouvre l'accès du ciel, si la clef est unique? Tous
ces faits répondent bien à la doctrine mithriaque.
La présomption se change en certitude, si l'on se
' rappelle que dans le mithrœum de Saint-Clément,
la figure du léontocéphale est peinte sur les
fresques des salles, et que, dans celui d'Ostie, la
plus connue et la mieux conservée des images de
ce type fut découverte au fond du sanctuaire, en
même temps que celle du type du tauroctone. Sur
les deux compositions se lit, avec la date de la con-
sécration, la dédicace du même donateur, Gaïus
Valerius Hercules. Le léontocéphale nous parait
donc représenter Mithra, sous l'un des aspects de
sa vie solaire, comme les Phéniciens représentaient
leur Baal.
Le plus souvent, c'est sous la figure_du,. taurjoc-
y tone que Mithra nous apparaît. (Quelquefois,
comme à Felbach (Wurtemberg) le bélier se
substitue au taureau comme victime du sacrifice).
Il passe pour avoir emprunté l'attitude de la
Victoire égorgeant le taureau, qu'il rappelle en
effet presque trait pour trait. L'emprunt n'en reste
pas moins douteux, le Mithra et la Victoire parais-
ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRA. 43
sant procéder run et l'autre d'un type commun,
une aphrodite asiatique sacrifiant la bête qui lui est
consacrée.
Dans le tableau mithriacrue,' le dieu coiffé du
bonnet phrygien [Pileatus)^ vêtu du costume
d'Attis, dans un élan qui gonfle derrière lui les plis
%- de sa tunique flottante, appuie du genou sur le flanc
du taureau ; d'une maîn il saisit la corne de la bête
ou lui relève le muffle vers le ciel ; de l'autre, il lui
plonge un poignard dans le cou, d'où dégoutte un
ruisseau de sang. A droite et à gauche du lauroc-
tone se tiennent debout deux génies dadophores,
l'un tenant son flambeau levé, l'autre le tenant
abaissé vers la terre; ils représentent le jour et la
nuit, le printemps et l'hiver, la vie et la mort;
peut-être aussi, ce qui revient d'ailleurs au même,
les deux équinoxes, entre lesquels, selon le texte
de Porphyre, est la place de Mithra (1).
Autour de ces figures sont disposés les animaux
de la légende mithriaque ; animaux symbolique?,
qui comportent presque tous une double acception,
"^ astronomique et morale. C'est le serpent, la couleuvre
d'Ahrimann, l'ennemi de la création d'Ormuzd,
en qui Macrobe voit aussi la ligne onduleiise que
suit le soleil sur l'écliptique ; le chien, l'ami le plus
précieux qu'Ormuzd ait donné à l'homme, son
auxiliaire dans la lutte contre le mal, et qui est
^(1) Cumont croit Cfue c'est à. ces dadophores que s'appliquent
les noms de Caùtes et de Cautopates, qu'on lit sur quelques mo-
numents. Rossi pansait que ce sont des épithètes, au sens d'ail-
leurs inconnu, qui s'appliquent à Mithra.
44 ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈHES DE MITHRA-,
encore la constellation qn'on appelle le paranatellon
du Taureau ; le Scorpion, un des êtres malfaisants
que suscita la création d'Ahrimann ; est le signe
céleste qui présage la mort de la nature ; le Corbeau
« qui s'en va tout joyeux a l'instant où l'aube perce,
désirant que la nuit ne soit plus la nuit et que le
monde sans aurore ait l'aurore » (1) ; et qui donne
en même temps son nom à l'une des constellations
du printemps (2). Aux pieds de Mithra est placé le
cratère, qui, d'après Porphyre, symbolise la source
de vie, et qui lui aussi figure dans les groupes
stellaires. 11 est en relation avec le Serpent et avec
le Lion.
Très souvent au-dessus du Sacrifice, et au cintre
de la grotte, se déploient les signes du zodiaque.
Au-dessus encore et au fronton du monument, sont
représentés, à droite et à gauche, le soleil et la
lune, tous deux en buste, l'un avec l'auréole radiée,
l'autre avec le croissant ; souvent aussi le premier
s'élançant de l'Orient sur un quadrige, la seconde
s'inclinant vers l'Occident sur un bige. Entre les
deux, cinq pirées qui sont les cinq planètes. Les
pirées sont souvent séparés par des pins, dont le
feuillage constant est symbole d'immortalité.
A mesure qu'on approche de la fin du iv® siècle,
la composition mithriaque se complique et se
charge d'accessoires, de scènes variées et confuses.
Dans plusieurs monuments, des deux côtés du
(1) Avesta Yesclit XIV, 20.
(2) On constate la rareté du coq et de l'aigle qui sont les
oiseaux sacrés par excellence de l' Avesta.
ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRA. 45
tableau du sacrifice, s'étagent une série de compar-
timents qui représentent probablement des scènes
d'initiation et d'épreuves. En quelques autres, lacom
position paraît divisée en trois registres ; celui du
milieu le plus considérable reste toujours consacré
au Tauroctone ; le registre supérieur flanqué des
images du Soleil et de la Lune semble représenter
le ciel des bienheureux, avec les figures du Sagittaire,
du Capricorne, peut-être aussi celles des planètes
sous la forme des divinités hellénique et romaines ;
le registre inférieur semble vouloir dépeindre des
scènes doutre-tombe ; banquet des bienheureux,
délivrance par Mithra, monté sur son char lumi-
neux, des coupables qui expient, enlacés par
l'esprit du mal. L'ensemble de la composition
répond au triple domaine sur lequel règne Mithra,
dieu du ciel, de la terre et des enfers (1).
*
Les mystères de Mithra, comme en général tous
les mystères de l'antiquité, avaient pour objet d'expli-
quer aux initiés le sens de la vie présente, de
calmer les appréhensions de la mort, de rassurer
l'âme sur sa destinée d'outre-tombe, et par la puri-
fication du péché, de l'affranchir de la fatalité de la
génération et du cycle des existences expiatoires.
Cette libération s'opère par l'entremise d'un dieu
psychopompe et sauveur, qui lui-même a passé par
(1) Voir les monuments de Sarmizaegetusa et d'Apulum.
40 ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRA.
l'épreuve, subi une passion et traversé l'éclipse
d'une mort passagère pour revivre jeune et triom-
phant (1).
C'était le dogme fondamental des mystères d'Eleu-
sis et le sens mystique de la cathode et de V anode de
Gora, arrachée aux bxas de son ravisseur Iladès et.
rendue à la lumière, en ■ même temps qu'elle
ramène pour la nature les floraisons du printemps ;
symbole- emprunté à la métamorphose du grain de
blé, qui pourrit de longs mois dans le sol, avant
de surgir en pousse verdoyante et en épi jaunissant.
Plus tard, sous l'influence de l'orphisme et des
religions venues de Thrace ou d'Egypte, la légende
de Cora se complique et s'enrichit de développe-
ments nouveaux. A l'fladès primordial se substitue
Bacchus, l'époux mystérieux de Déméter; le prin-
cipe de vie se dédouble et se constitue de deux
éléments, masculin et féminin. De leur union naît
l'enfant sacré, lacchos ou Zagreus, le Dieu krà tô>
ixaa-cw, le guide des initiés, le médiateur des âmes,
le gage de leur rédemption et de leur immortalité»
Tel est aussi le sens, dans les Dionysies et les mys-
tères de Liber, de la passion [xk tzx%\j.x-x) et de la
résurrection de Dionysos. Déchiré par les Titans,
qui sont les esprits du mal, ses membres dispersés,
à l'exception du cœur saignant qui est recueilli par
(1) C'est le sens très clair des deux vers déjà cités, prononcés
par le prêtre aux mystères d'Adonis ;
"Etnai fip UjAïv ex xôvwv (rwrr.çîa.
Et Firmicus Maternus à cette citation ajoute : « Habet ergo dia-
iolus christos suos », cap. xxiv.
ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITERA. 47
Pallas, il est ranimé par Zeus et renaît en une apo-
ihéose définitive. 11 est, pour les mystes, le principe
de la force immortelle et libératrice qui circule
dans la nature, et de la vie qui naît de la mort;
comme du sarment de vigne desséché par l'hiver,
émondé par le ciseau, sort, sous la poussée de la
sève, le bourgeon verdoyant, qui porte les pro-
messes de l'automne.
Les mystères orientaux s'inspirent des mêmes
doctrines et visent aux mêmes enseignements, s'il
«st vrai que c'est d'eux qu'ils sont parvenus aux
sanctuaires de la Grèce. Dans la légende d'Adonis,
dont celle d'Attis n'est qu'une variantOj les femmes
de Syrie déplorent en leurs lamentations le jeune
berger, la grâce du printemps et l'amant d'i^Lstarté,*
tranché dans sa fleur par le boutoir de la bête
qui symbolise les frimas, puis ranimé et rendu à la
déesse, au milieu des transports d'une joie fréné-
tique, qui s'accompagne de délirantes orgies. Plus
sobre, plus savant, pénétré d'une plus haute
inspiration religieuse, se déroulait le mythe d'Osi-
ris dans les sanctuaires d'Abydos et d'Héliopolis.
Symbole du soleil et de la vie qui en émane, Osiris
meurt chaque soir à l'occident, pour renaître chaque
matin en la gloire d'Horus; pendant son éclipse
apparente il parcourt les royaumes de la mort,
l'Amenti; il y guide les âmes échappées à l'exis-
tence terrestre ; iî leur enseigne par quelle voie de
purification, par quelles épreuves elles doivent pas-
ser, avant dé pouvoir, allégées de toute matérialité,
aborder sur la barque solaire aux royaumes' de la
48 ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRA.
lumière. Et c'étaient, avec d'autres symboles, les
mêmes consolations et les mêmes espérances que sug-
géraient aux initiés Vanabase et la calabase mithria-
ques. Semblable à l'Ôsiris égyptien et à l'iacchus
d'Eleusis, c'était Mithra psycliopompe, qui leur en-
seignait les voies de la perfection et de la libération
de l'âme, les soutenait par son exemple dans les
épreuves, qui leur ouvrait, au terme de l'expiation,
le seuil de la vie bienheureuse.
Tous ces mystères supposent un ensemble de
doctrines sur l'origine spirituelle et immortelle de
l'âme, sa déchéance et son rachat. Il serait inté-
ressant d'en rechercher la genèse et de remonter à
leur source première (1). Les Grecs eux-mêmes,
presque sans exception, en reconnaissaient la prove-
nance orientale. Ils en attribuaient l'importation à
Pythagore, qui passait pour les tenir directement
ou par l'intermédiaire de Phérécyde de Scyros, des
sanctuaires d'Egypte et de Chaldée. De fait, elles
sont absolument étrangères à la religion d'Homère,
et n'ont rien à démêler avec ses dieux enivrés de
leur force et enchantés de leur beauté, qui ont si
intimement pénétré l'art et la poésie helléniques.
Sans doute la croyance à un principe immortel
dans l'homme, àla survivance de l'âme, est en germe
dans le culte des morts et des héros, commun à
presque toute l'humanité ; mais combien vague,
imprécise et flottante, avant que les mystères ne
(1) Voir entre beaucoup d'autres ouvrages : J. Girard, Le senti-
ment religieux en Grèce; Th. Weil, De l'immortalité de l'âme
chez les Grecs [Journ. des savants, sept. 1895) ; Rliode, Psyché.
ESSAI SUR, LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRA. 49
l'aient formulée en dogme religieux et que Pytha-
gore et Platon n'aient tenté d'en donner la démons-
tration philosophique (1). Dans Homère et jusque
dans Pindare, il ne s'agit guère que d'une immor-
talité d'exception et d'adoption, objet d'un privilège
des dieux, d'une immortalité aristocratique. Quant
à la vie d'outre-tombe elle leur apparaît misérable
et désolée. Qu'on se rappelle l'enfer de ÏOdi/ssée et
ces ombres exténuées, sans consistance et sans cons-
cience, qui ne recouvreQt un moment le sentiment
et le souvenir, qu'après s'être abreuvées du sang
chaud et fumeux des victimes, et qui soupirent, la-
mentablement vers la vie qui les a quittées. Tous
les peuples de l'Orient, à un certain moment de
leur évolution, ont passé par des croyances presque
identiques. On connaît le scheol hébreu « qui ne
rend pas ses morts m. L'Aralou chaldéen est un
(c lieu où les morts n'ont que la poussière pour leur
faim, la boue pour aliment, oii ils ne voient pas la
lumière, où les ombres, comme des oiseaux de nuit,
remplissent la voûte ». Les plaintes du ûfoz^ô/e égyp-
tien, dans la terre de V Occident^ sont aussi expres-
sives de l'amer regret de la vie. « L'Occident est
une terre de sommeil et de ténèbres lourdes, une
place où les habitants, une fois établis, dorment en
leur forme de momies, sans plus s'éveiller pour
voir leurs frères, sans jamais plus apercevoir leur
(1) Pausanias, lib. IV, 32; Maxime de Tyr: Dissert., 16 : « Pri-
mus Pythagoras Samius inter Grœcos dicereausus est interiturum
esse corpus suum, animam vero mortis immunem seniique
evolaturam esse ; prius quam enim hue veniret, exstitisse olim. »
Gasquet. — Mithra. 3
50 ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITtIRA.
père et leur mère, le cœur oublieux de leurs femmes
<3t de leurs enfants. L'eau vive que la terre donne
è. quiconque vit sur elle, n'est plus ici pour moi
qu'une eau croupie et morte... Qu'on me donne à
boire de l'eau qui court ; qu'on me mette la face
■au. vent du nord, sur le bord de l'eau, afin que
la brise me caresse et que mon cœur en soit
rafraîchi de son chagrin (1). »
Mais l'Egypte et la Chaldée ne s'en sont pas.
tenues à ces conceptions rudimentaires. Bien avant
la Grèce, qui devait hériter de leur sagesse, elles ont
de ces données encore grossières, fait sortir quelques-
uns de§ mythes grandioses qui ont consolé et récon-
forté l'humanité. Je rappelle seulement que l'Egypte,
pour qui la mort fut la grande affaire de la vie, a
conçu dans les sanctuaires d'Abydos et popularisé
le mythe de l'Osiris infernal, qui semble bien avoir
passé delà à Eleusis. La Chaldée et la Perse, qui
nous intéressent de plus près, connurent aussi l'en-
seignement consolateur d'un dogme d'immortalité
pour l'âme. « Les Chaldéensles premiers, écrit Pau-
sanias, ont dit que l'âme de l'homme est immor-
telle (2) ». Si nous ignorons à peu près tout de la
doctrine morale des prêtres de Babylone et de
NiniA^e, du moins a-t-on recueilli et déchiffré assez
de fragments de leurs légendes mythologiques, pour
pressentir les promesses et. les espérances que la
religion offrait aux hommes pieux et braves. Le
sombre royaume d' Allât, préservé par ses sept en-
(1) Trad. Maspero.
(2) Pausanias, Lib. IV, cap. xxxii.
ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITORA. 5t
ceintes, n'était pas irrémédiablement clos. La vo-
lonté des dieux pouvait l'ouvrir à quelques mortels-
privilégiés. La déesse Istar put y descendre, et non
seulement réussite en sortir, mais elle y puisa, à las
source de vie, l'eau* bienfaisante, l'eau de Jouvence,
qui devait arracher à la mort son amant Thammouz.
et lui garder une jeunesse éternelle. Une pensée
philosophique profonde mettait ainsi au sein même
de la mort une promesse d'immortalité, dans l'enfer
morne et désolé une éclaircie vers le ciel des bien-
heureux. Si difficile que soit l'accès de cette source,,
gardée par les génies, pour malaisé qu'il paraisse
d'arracher aux grands dieux le décret particulier
qui laisse échapper une âme de sa prison, il faut
croire qu'avec le temps leur volonté faiblit et que
leur humeur fut plus bienveillante. Un hymne à
Mardouk l'appelle « le miséricordieux, qui relève
les morts à la vie » ; à un monarque assyrien ses
sujets font ce souhait : « la région qui brille comme
l'argent, les autels splendides, le bienfait de l'état
de bénédiction, parmi les banquets des Dieux^
et les jardins bienheureux dans leur lumière — qu'il
leshabite, la vie joyeuse dans le voisinage des dieux
qui habitent l'Assyrie ! (1) »
Dans le récit chaldéen du déluge, rappelons l'île
fortunée où les dieux ont placé le patriarche qui a
sauvé dans l'arche l'humanité nouvelle. Là, fleurit
l'arbre de vie, là coule aussi la source merveilleuse
où le héros Gilgamès vient laver ses souillures >
(1) Voir Ch. Lenormant; Un véda chaldéen.
52 ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRA.
r.
Rappelons encore l'enlèvement d^Étana par l'aigle
de Samash, enlèvement suivi d'une chute mortelle,
oiî nous trouvons en germe à la fois le mythe de
, Ganymède et celui de Phaéton.
Mais la plus féconde de ces légendes est à coup
sûr celle même du héros solaire, Izdiibar ou Gilga-
mée, qui fait le sujet de la vaste épopée babylo-
nienne, dont l'histoire du déluge n'est qu'un épisode.
Tous les Assyriologues, depuis Rawlinson, s'accor-
dent à diviser cette épopée en douze chants, dont
chacun se rapporte à l'un des signes du zodiaque.
C'est probablement l'histoire des victoires du soleil
sur les constellations qui s'échelonnent sur l'éclip-
tique, symbolisée par les combats de l'Hercule
d'Ourou. Le soleil qui l'a sans cesse protégé dans
ses épreuves, finit par l'adopter, par le réunir à lui,
et lui délègue l'office de juger les mortels dignes
de participer au bonheur de l'éternité. Nous trou-
vons une variante de cette légende, florissante sur-
tout en Gilicie et en Lydie. C'est encore l'Hercule
assyrien, mais sous le nom de Sandan, qui finit sa
vie par la purification suprême du bûcher et dont
l'âme s'envole vers le soleil sous la forme d'un aigle
ou du phénix ; « Assyrii phœnica vocant » dira
Ovide (1).
Le dogme persan est plus sobre, mais pour la
première fois, il nous renseigne sur l'origine des
(1) Sur les idées des Assyriens touchant l'immortalité de l'âme,
voir Halévy : Les croyances à l'immortalilé de l'âme chez les Chal-
déens ; et Jeremias : Die Babylonisch-Assyrisclien Vorstellungea
vomLeben nach dem Tode.
ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MIinRA. 53
âmes et de la vie, et à ce titre il nous met sur la voie
de quelques-unes des doctrines qui firent la fortune
des mystères de Mithra. Les Férouërs ou Fra-
vashis sont non pas précisément les âmes, mais
comme l'entendra Platon, les types éternels des
choses. Tout être créé ou à naître a son l'ravashi.
Ils résident au sein de la lumière d'Ormuzd. On
voudra plus tard leur assigner une place plus pré-
cise, leur domicile sera la voie lactée ou les millions
d'étoiles qui constituant l'armée céleste. Ces fé-
rouërs, principes de connaissance et de vie, se
prêtent temporairement à des formes mortelles, plus
par dévouement à l'œuvre de salut" d'Ormuzd que
par inclination pour les choses terrestres. Mais ils
sont en même temps des mânes. L'enveloppe qu'ils
ont revêtue une fois anéantie par la mort, ils
remontent au fonds originaire des ci eux, et vont
grossir l'armée des purs qui forment- l'assemblée
céleste. Spirituels et indestructibles dans leur
essence ils vivent éternellement. Cette croyance se
concilie avec la doctrine du jugemenl des âmes, de
leur mérite et de leur démérite. Car il est souvent
question dans l'Avesta de peines et de récompenses.
« Celui qui est pur de pensée, dit Ormuzd, pur de
parole et pur d'action, ira éclatant de gloire dans
les^ demeurés du behesht. Il sera, ô Zoroastre, au-
dessus des astres, de la lune, du soleil. Je me
charge de le récompenser, moi qui suis Ormuzd, le
juste juge (1) ». Ailleurs « l'homme pieux demande
(I) Venelidad, farg. VIL •
•
54 ESSAI SUR LE GULTE-ET LES MYSTÈRES DÉ MITHRA.
que son âme parvienne au lieu de lumière et n'aille
pas dans le lieu des ténèbres. » Et le Boundehesh
formulera plus courtement tout cet ensemble de
croyances. « L'âme est une lumière qui. à la nais-
sance, descend du ciel, et qui, à la mort y
retourne ».
*
•¥• ♦
Voyons maintenant l'application que les mi-
thriastes ont faite de ces idées et de quelles formes
symboliques ils les ont enveloppées.
Le dogme mithriaque de la catabase et de Vana-
base (quelques auteurs emploient aussi les termes de
cathode QÏ d'anode^ â^hypobase et de 'parembolé)
n'est expliqué dans son ensemble et dans ses déve-
loppements par aucun des auteurs de l'antiquité. Il
se déduit et s'éclaire pour nous par le rapproche-
ment, que nous allons tenter, de divers fragtnents,
empruntés principalement à Celse, à Porphyre et
à Macrobe (1).
Les symboles astronomiques de la grotte repré-
sentaient la voûte du ciel et la double révolution
céleste, celle des étoiles fixes et celle des planètes,
les premiers séjour de lumière et de splendeur,
habitacle des dieux et des bienheureux ; les secondes
réservées à l'évolution des âmes.
Porphyre ajoute : « Numénius et son ami Gronius
disent qu'il y a dans le ciel deux points extrêmes,
l'un dans la partie du ciel la plus méridionale est
(1) Origènes : Jn celsum, VI, 22. Porphyre : De aniro nympha-
rum, cap. X-XXII. Macrobe : In somniiim Scipionis, C. XI.
ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES -DE MITHRA. 55-
au tropique d'hiver; l'autre dans ta partie la plus
septentrionale est au tropique d'été. Le point esti-
val est sur le signe du Cancer ; le point hivernal sur
le signe du Capricorne. Et comme le signe du Can-
cer est pour nous le signe le plus rapproché de la
terre, on l'attribue avec toute raison à la lune, qui
est la plus voisine de la terre, tandis que le pôl&
austral n'étant pas visible pour nous, on attribue
le Capricorne à Saturne, la plus éloignée et la plus
élevée des planètes.
« Les théologiens établissent que le Cancer et Ifr
Capricorne sont les deux portes du ciel {-kùXoh).
Platon les appelle les deux ouvertures (c7T:[j/.a). Ils-
disent que le Cancer est la porte par laquelle des-
cendent les âmes, et le Capricorne celle par laquelle
elles remontent. Le Cancer est au nord et favorable
à la descente ; le Capricorne au midi et favorable
à l'ascension. Car les régions septentrionales sont
propres aux âmes qui descendent dans la généra-
tion.
« De niême les théologiens ont établi pour portes
des âmes le Soleil et la Lune, disant que le soleil
est la porte par laquelle montent les âmes, la lune
celle par où elles descendent. »
Ces mêmes portes sont ailleurs appelées. « portes
des- hommes » et « portes des dieux » parce que
par l'une les âmes descendent s'incarner en des corps
humains, et que par l'autre elles rentrent au séjour
de la divinité. Leur invention date des temps les
plus lointains • de l'astrologie chaldéenne. « Les
positions des dieux Bel et Ea, il fixa lui-même —
56 ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRA.
dit une tablette ninivite — et il ouvrit les grandes
portes dans l'obscurité. Par l'une sort Ourou (la
lune) pour dominer la nuit — par l'autre à l'Orient
sort Samash (le soleil) » On les nommait Portes d'Ea
et de Bel, et l'on donnait le nom de chemin d'Ea et
de Bel à la route tracée par le soleil sur l'écliptique.
Du Cancer au Capricorne les signes de constella-
tion s'échelonnent dans l'ordre suivant:. le Lion,
séjour ou mansion du Soleil, la Vierge de Mercure,
la Balance de Vénus, le Scorpion de Mars, le Sagit-
taire de Jupiter, le Capricorne de Saturne. Dans
l'ordre inverse, du Capricorne au Cancer, le Ver-
seau devient la mansion de Saturne, les Poissons
de Jupiter, le Bélier de Mars, le Taureau de Vénus,
les Gémeaux de Mercure, enfin le Cancer de la
Lune. Quand à Mithra, il siège exactement entre
les deux équinoxes. C'est pourquoi, dit Plutarque,
on l'appelle médiateur. « Il tient le glaive du Bélier,
signe de Mars et il est porté par le Taureau, signe
de Vénus ». Car il est le dieu de la génération, celui
par qui la vie s'entretient ici-bas, en même temps
qu'il préside à l'évolution par laquelle les âmes
entrent dans la vie et en sortent.
On remarquera que ce planisphère céleste répond
à l'exaltation du soleil dans le signe du Bélier, dans
le temps où le Bélier et la Balance sont les deux
points équinoxiaux. C'était celui dont usaient les
mithriastes, ainsi qu'en témoignent les monuments,
où les signes du zodiaque se déploient au cintre de
la grotte des mystères. Six d'entre eux sont tournés
vers la droite, les six autres vers Iq, gauche ; mais
ESSM SUR LE CULTE ET LES -MYSTÈRES DE MITHRA. 57
c'est toujours le Bélier qui commence là série. Ce
système ne répond pas au plus ancien calendrier
chaldéen, à celui qui avait présidé aux vieilles cos-
mogonies. Il était disposé d'après l'exaltation du
soleil dans le Taureau, date à laquelle, pour les
théologiens de Perse et de Chaldée, avait com-
mencé le monde. Le Taureau et le Scorpion étaient
alors les points équinoxiaux ; le Lion et le Verseau
les points solstitiaux (1).
La conjonction du Soleil avec la constellation du
Déliera commencé en l'an 2266 avant Jésus-Christ.
Il faut donc faire remonter à cette date les modifica-
tions introduites dans le calendrier et le planisphère
Chaldéen. Mais d'autre part, à l'époque de Celse et
de Macrobe et de la grande faveur des mystères de
Mithra, ce planisphère avait à son tour cessé de
répondre au tableau réel du ciel. Depuis cent-vingt ans
environ av^ant notre ère, le Soleil était entré dans
le signe des Poissons. Les Mithriastes se servaient
donc d'un planisphère qu'ils savaient inexact. Mais
ce planisphère était consacré par une tradition très
lointaine et remontait à l'époque où leurs dogmes
avaient été arrêtés et fixés. Us continuaient à en.
faire usage, malgré sa désuétude, à cause de l'im-
portance qu'avaient prise dans leur théologie le
Taureau et le Bélier.
Un texte capital de Celse nous apprend au moyen
de quel symbole les Mithriastres figuraient la des-
cente et l'ascension des âmes et les étapes qu'illeur fal-
. (1) V. Jensen : Kosm-der BabyL p. 89-93 et p. 315.
^8 ESSAI SUH LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITERA.
lait parcourir, une fois que de la Lune elles des-
cendaient par la porte du Cancer « dans les voies de
la génération » c'est-à-dire dans l'espace interpla-
nétaire. «C'est, dit-il, une échelle ou escalier qui a
sept portes et au-dessus une huitème. La première est
de plomb, la deuxième d'étain, la troisième d'airain,
la quatrième de fer, la cinquième de métaux
mélangés, la sixième d'argent, la septième d'or. Ils
attribuent la première à Kronos (Saturne) témoi-
gnant par le plomb la lenteur de cet astre. Ils rap-
portent la deuxième à Aphrodite à cause de l'éclat
et de la mollesse de l'étain, la troisième à Zens à
cause de la dureté de l'airain, la quatrième à Hermès,
parceque il passe parmi les hommes pour être dur
à la peine et fécond, comme le fer, en utiles travaux,
la cinquième à Mars, sa nature mixte le rendant
inégal et varié. Enfin les Perses attribuent à la lune
la sixième porte et au Soleil la septième, qui est d'or,
parceque ces deux métaux ont la couleur de la Lune
et du Soleil. « Nous n'insisterons ici, ni sur les cou-
leurs, ni sur les métaux attribués à chaque planète^
ni sur les secrètes influences que les anciens sup-
posaient à. ces astres sur la formation des métaux dans
le sein de la terre. Nous remarquerons en passant
que l'ordre dans lequel les planètes sont énumérées
répond à celui des jours de la semaine, si on la fait
commencer par le samedi, qui pour nous la ter-
mine. Ces sept portes sont les sept stations de
l'âme, soit qu'elle s'appesantisse vers la terre, soit
qu'elle remonte à sa source première, à ce séjour
de la divinité, auquel on accède dans la construction,
ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRA. 59
de Celse, par la huitième porte. ''A cliacTin des
paliers, nous le savons d'ailleurs, se tient un génie
ou archôn^ qui ne laisse passer l'âme, ou dans les
mystères l'initié, qu'après s'être assuré de son état
de perfection et de purification.
De l'escalier de Celse il serait facile de rapprocher
bien des traits épars dans les historiens, qui confir-
ment l'authenticité de cette conception symbolique ;
depuis les sept enceintes d'Echatane, décrites par
Hérodote et peintes de la couleur des métaux, jus-
qu'au songe de Viraf dans le livre persan, le Viraf-
namch. Le songeur est au pied d'une échelle mys-
térieuse dont il monte successivement les sept
degrés ; à chacun d'eux, il est introduit dans un ciel
particulier, jusqu'à ce qu'il arrive au huitième, où il
trouve Zoroastre entouré de ses fils et des âmes des
purs, et où il goûte les joies de la félicité éternelle.
Il est un lieu des âmes candidates à la vie. Les
vieux théologiens d'Egypte et de Chaldée, suivi
d'ailleurs par les (jrecs, le plaçaient, comme nous
l'avons vu, dans la Lune (1). C'est pourquoi le Tau-
reau, symbole de la génération, était consacré à cet
astre et pourquoi tant de déesses asiatiques, comme
Hathor et Isis sur les bords du Nil, sont figurées
avec.le croissant sur le front, ou traînées par un bige
attelé de taureaux. Mais pourquoi cette chute origi-
nelle? qui la détermine? quelle est la raison de
ces étapes à chacune des planètes ? A toutes ces
questions Porphyre répond dans un passage obscur
(1) Èv vî Tr,ç yzvé(jh(x)ç àtTc'at ■Kà.cn\z. Proclus : Comment, à la Rép. de
Platon, ch. xxr.
60 ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITIÎRA.
et confus (1), qui nous ouvrirait peu de jour sur ces
mystères, s'il n'était illustré par quelques pages très
précises de Macrobe. Le philosophe grammairien,
dans son Commentaire du songe de Scipion, passe
en revue les diverses opinions des sages sur -les
destinées de l'âme. On reconnaît les doctrines de
Platon, de Pythagore, des néoplatoniciens, celles
des Isiaques. Il en vient enfin à celle qui nous
occupe. 11 ne désigne pas expressément la secte
mithriaque ; mais il n'est pas possible de se mé-
prendre^ puisque lui-même a soin de nous renvoyer
au De antro Nym,pharum de Porphyre. Il insiste
tout particulièrement sur cette doctrine ; on sent
qu'elle lui est chère et il ne dissimule pas les préfé-
rences qu'il a pour elle (2).
« La Lune, dit-il, est le lieu où la vie et la mort
. se limitent et se touchent; c'est de là que les âmes
coulent à la terre pour y mourir et s'élever ensuite
aux régions supérieures, où elles recouvrent la vie.
A la lune commence le royaume des choses cadu-
ques et qui passent ; d'elle que les âmes commen-
cent à tomber sous le domaine et du temps et des
jours ».
Dans un bonheur infini, libres de toute cqntagion
corporelle, et les possèdent le ciel. Cependant de cette
haute et perpétuelle lumière elles aspirent à descen-
dre. C'est l'appétence du corps, un désir latent de
volupté, le poids seul delà pensée de la terre qui les
entraîne. Elles s'enivrent d'un miel qui leur verse
(1) De ant. Nymph, cap. xvi.
(2) Quorum sectfB amicior est ratio.
ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRA. 61
l'oubli des choses éternelles et ^réveille en elles
l'appétit des charnelles (1). Mais ce n'est pas d'un
coup et brusquement, que de son incorporalité par-
faite, l'âme en vient à revêtir un corps de boue péris-
sable. La chute est graduée. De la porte du Cancer,
elle glisse aux sphères subjacentes et s'arrête à cha-
cune d'elles. A mesure qu'elle descend de Tune à
l'autre, elle perd de sa pureté première et ressent
des altérations successives de sa perfection. Elle se
gonfle et se sature de chacune des substances sidé-
rales qui émanent de l'astre, chaque sphère la revêt
d'un éther moins pur, d'une enveloppe de plus en
plus sensible. Elle éprouve autant de morts par-
tielles qu'elle traverse de mondes, jusqu'à ce qu'en-
fin, de chute en chute, elle parvienne à celui qu'on
appelle le monde delà vie. En même temps, chaque
planète la dote des facultés nécessaires à son nouvel
être. Saturne lui confère le raisonnnement et le-
calcul, Jupiter l'énergie active, Mars l'ardeur pas-
sionnée, le Soleil l'imagination et le sentiment,.
Vénus le désir. Mercure l'hermémeutique, c'est-à-
dire, la faculté de s'exprimer: la Terre enfin celle
de croître et de grandir; car la dernière des qua-
lités divines est la première des nôtres » (2).
Pour revenir au bonheur qu'elle a perdu, l'âme
suit une route inverse : les degrés qu'elle a descendus,
à nouveau elle les franchit et stationne à chaque pla-
nète. Elle s'allège de la substance prêtée par cha-
(1) Porph. : Coeuiidi voluptas mellis dulcedo significat.
(2) Oa remarquera que l'ordre des planètes n'est plus celui d&
Celse.
Gasquet. — Uithra, 6
■62 ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRA.
•cune d'elles; elle se dépouille successivement de
tous les éléments d'emprunt de sa corporalité, jus-
qu'à devenir Fâme pure qu'elle était dans sa condi-
tion première, toute spirituelle et semblable aux
dieux.
Ces symboles astronomiques, cette septuple vôture
«t le dépouillement successif qui lui répond, nous
ramènent directement aux rites et aux usages les plus
-anciens de la Chaldée.
Là, sous l'influence de la religion qui domine
toutes les manifestations de la vie, les nombres
trois, douze, mais surtout le nombre sept, régnent
•en souverains. Sept est le chiffre sacré. Le Temple,
image réalisée par l'homme de Tordre cosmique,
•est la haute tour à sept étages, en recul l'un sur
l'autre,, reliés par de larges rampes d'escaliers exté-
rieurs, où se déroule à l'aise la pompe des proces-
sions. Au-dessus du pays, elle se dresse gigan-
tesque, écrasant tout de son énormité, portant son
faite aussi haute que les pyramides d'Egypte. Quel-
ques-unes de ces tours ont compté jusqu'à 180 mè-
tres. Sept bandes de couleurs la bariolent de leurs
tons tranchants et hardis. Les briques de la tour
de Korsabad portent encore dans le stuc des traces,
de l'émail, blanc, noir, pourpre et bleu qui les cou-
vrait, etles ruines amoncelées trahissentles vestiges
du vermillon, de l'argent et de l'or. Ainsi sont
reconstitués les sept étages aux couleurs variées,
consacrés aux sept j)lanètes. L'inscription de Nabu-
chodonozor sur la tour de Borsippa qu'il fît res-
taurer, donne à cette tour le nom de « Temple des
ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRA. 63-
sept lumières ». Chacune d'elles'^a son étage, sa
demeure particulière, sa chapelle pratiquée dans
" l'épaisseur de la construction. Au sommet se dresse le
sanctuaire du dieu, Anou, Nébo, Sin, ou Mardouk,
splèndide édicule, oii s'est donnée carrière la ma-
gnificence du monarque. Parfois, la statue du dieu s'y
dresse, faite de métal précieux et son esprit habite
ce simulacre; d'ordinaire, on y voit le lit où il est
censé reposer, la table où les prêtres lui apportent
les offrandes. « J'ai couvert d'or la charpente du lit
de repos de Nébo, dit Nabuchodonozor ; les tra-
verses de la porte des oracles ont été plaquées d'ar-
gent. J'ai incrusté d'ivoire les montants, le seuil et
le linteau de la porte du lieu de repos. J'ai recou-
vert d'argent les montants en cèdre de la chambre des
femmes, etc. » (1). Qui ne reconnaîtrait ù ces détails
et à cet ensemble, l'escalier mithriaque de Gelse,
prodigieusement agrandi? Qui ne voit que la ziggurât
babylonienne en est le prototype et le modèle?
Les cérémonies religieuses obéissent au même
rythme numérique. On connaît le poème d'Istar,
veuve du « fils de la vie » descendant pour le sauver
dans « le pays immuable de la mort o. Ce poème
is'adaptait évidemment, comme l'a remarqué Gh. Le-
normant, aux diverses phases d'une cérémonie sym-
bolique, et « se jouait dans les temples, comme une
sorte de mystère » (2). Ce pays, où se rue dans sa
(1) Voir Maspf^ro ; Tom. I, la Chaldée. Perrot et Chipiez:
Histoire de Cari. Tom. II. Babelon : Manuel d'archéol. orientale^
p. 84.
(2) Gh. Lenormaut. Le déluge et l'épopée babylonienne.
64 ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITERA.
passion la violente déesse, FAralpu, est divisé en
sept cercles, sur le modèle des sphères célestes. Elle
franchit les sept enceintes ; à chacune le serviteur
d'Allat, la déesse des ombres, la dépouille d'un de
ses vêtements, depuis la tiare jusqu'au voile de sa
pudeur, pour qu'elle paraisse nue devant la sombre
divinité. Au retour, dans le même ordre, ses vête-
ments lui sont rendus, après qu'elle a obtenu, pour
celui qu'elle pleure, l'eau de la source scellée au
seuil de l'enfer.
Si la bibliothèque d'Assourbanipal nous avait
conservé un rituel liturgique des cérémonies de
Babylone, nous constaterions vraisemblablement
que la plupart sont enfermées dans le même cadré,
s'y développent avec les mêmes formules et que
lazigguratenest aussi le théâtre. Les débris mutilés
de la cent soixante-deuxième tablette ninivite semble
bien une page de ce recueil que nous regrettons.
Il s'agit d'une fête analogue « aux Plinthéries athé-
niennes ou au bain de la Pallas argienne », de la
purification d'une déesse-nature. Elle monte les
longues rampes des escaliers de la ziggurat. A cha-
cune des sept portes, un dialogue s'engage entre la
déesse et le prêtre, qui garde l'entrée du sanctuaire :
« Entre, ô dame de Tiggalâ
que le sanctuaire du dieu immuable se réjouisse
devant ta face. »
Il la dépouille d'une partie de son costume; et
elle va ainsi, de degré en degré, jusqu'à ce qu'elle
pénètre nue dans le sanctuaire supérieur, qui figure
ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRA. 65
l'empyre. Là, d'autres déesses s'enipressent autour
d'elle, la purifient par des lustrations et des exor-
cismes; puis leur office terminé, elles la laissent
redescendre et compléter d!étage en étage l'ajuste-
ment qu'elle a quitté (l).
La scène est trop confuse, le texte a trop de
lacunes pour qu'il soit possible de déterminer la
nature même de la cérémonie, dont nous saisissons
seulement l'allure générale. Mais renversez l'ordre
de cette cérémonie, appliquez à l'âme la double
évolution accomplie par la déesse; vous aurez
l'exacte description de la catabase et de Vanabase
des mystères. Tout l'appareil extérieur oii le dogme
est inclus s'est fidèlement conservé.
Nous ne signalerons qu'en passant la fortune de
ces symboles et la trace qu'ils ont laissée dans les
spéculations des philosophes grecs et latins. Bien
avant Gicéron et avant Porphyre, dont la doctrine
propre est toute pénétrée d'idées mithriaques,
Platon lui-même en a subi l'influence, à travers la
tradition de Pylhagore, et par les Pythagoriciens
qui sont les interlocuteurs du Timée et de la Répu-
blique. Son imagination, plus orientale qu'hellé-
nique, se plaît à emprunter aux cosmogonies an-
tiques, les mythes dont il enveloppe ses doctrines
sur l'origine et la fin 'des âmes. A cet égard, le
mythe d'Er l'Arménien nous paraît significatif. On
se souvient du fuseau de la destinée, qui est l'axe
du monde, et de ce peson, formé de huit sphères
(1) Gh. Lenormairit : Commentaire deBérose (la fin du volume).
6.
€6 ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITDRA.
emboîtées, aux couleurs différentes, qui sont les
planètes ; sur le rebord de chacune chante une
sirène, et l'union de ces notes différentes donne
l'accord parfait, symbole de l'harmonie univer-
selle (1). Cet Er l'Arménien a fait activement tra-
vailler l'imagination des philosophes. C'était unhéros
solaire, proche parent du Sandon Lydien ou du
Sandan de Tarse, et qu'adoraient les Pamphyliens.
Clément d'Alexandrie fait à son sujet d'intéressantes
réflexions. Et d'abord il voit en lui Zoroastre lui-
même. La légende rapporte qu'il resta douze jours
étendu sur le bûcher, puis ressuscita. Cette durée
« faisait allusion à l'ascension des âmes et à leur pas-
sage à travers les douze signes du zodiaque » (2).
Proclus à son tour, dans son Commentawe au
dixième livre de la République, relève les innom-
brables discussions dont ce texte a été l'objet (3). Il
rappelle que pour l'épicurien Colotès, Er de Pam-
phylie n'était autre que Zoroastre ; pour Kronios,
il en était le disciple et l'élève, tant le mythe pla-
tonicien leur paraissait bien emprunté à des sources
persanes. Peut-être trouvera-t-on plus saisissant
encore de ressemblance, le rôle attribué par Platon
aux astres dans la formation des âmes des hommes.
Emanation directe de l'âme sidérale, elles reçoivent
des corps célestes, identifiés à des dieux [divinisa
animata mentibus^ traduira Cicéron), les éléments
(1) Celse établit que les Mithriastes reconnaissaient une rela-
tion entre les sept notes de la gamme et les sept planètes.
(2) Clem. d'Alex. Stromat, L. V., 14 Tov oï Zopoâorpïiv xoîi-ov »
IlXaTwv ûtùoexaTÔtiov km ir\ Trypa xeîasvov àvaêtdivat Xeyet.
(3) Proclus. Coriimenl., p. GO éd. Schœll.
ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRA. 67
sensibles qui les appesantiront vers la terre, de
sorte qu'elles participent par leur intermédiaire à
l'âme universelle et à la raison divine. Quant au
Soleil, le plus éclatant de ces luminaires célestes,
la SOTirce de toute vie et de toute chaleur, il est pour
Platon, le fils du Dieu suprême, celui que le Père a
engendré semblable à lui-même (ovTàyaOov h{b)rrpfi-
àvaXoyov sauTw), dieu sensible, qui crée les choses vi-
sibles et leur communique l'être et la vie. Paroles
inquiétantes, dangereuse collusion d'images et
d'idées ! Toute la Gnose se prendra plus tard à leur
mirage.
*
J'en viens à la , manifestation la plus connue^
mais pourtant la plus mystérieuse du culte d&
Mithra, celle que les monuments ont rendue la plus
familière à nos yeux, le sacrifice dû Taureau.
Il est fort malaisé de démêler les sens précis et
très divers de cette image. Les mystes, obligés au
secret sur la doctrine révélée des mystères ont bien
tenu leur serment ; rien de certain n'en a transpiré
au dehors ; les hésitations et les contradictions des
amis aussi bien que des adversaires de la secte,
prouvent combien fut absolue cette discrétion. Res-
tent donc les monuments. Ils suffisaient aux initiés,
au courant delà symbolique du culte, pour retrou-
ver sous les images le sens de l'enseignement donné
par les prêtres. Ils constituent pour nous une langue
presque inconnue, périlleuse à déchifirer, féconde
68 ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITtlRA.
en erreurs, où l'intuition la plus sûre d'elle-même
est sujette à faillir.
Dans toutes les religions antiques, ariennes ou
sémitiques, le Taureau représente le dieu solaire qui
déchaîne l'orage. C'est lui qui, de ses traits d'or, fé-
conde les vaches, c'est-à dire les nuées, qui fait des-
cendre sur les terres desséchées les pluies bienfai-
santes, et qui, au fort de la tempête, remplit l'air de
ses mugissements. Il est le dieu de la génération et
de la fécondité ; en même temps qu'il est le signe
de l'équinoxe de printemps, qui marque le réveil de
la vie dans la nature. L' Indra védique est le Taureau
divin, comme aussi Mardouk ou Anou de Babylone
et l'Horus d'Egypte. Osiris a pour incarnation sen-
sible la bœuf Apis. Chez les Grecs, Zeus se trans-
forme en taureau pour enlever Europe ou séduire
Pasiphaë. Le Bacchus des mystères est figuré sous
la forme d'un taureau ou le front armé de cornes,
d'oii son surnon de Po;jysvy)ç. Les femmes d'Elée,
pendant les fêtes du printemps, chantaient un hymne
célèbre : « Accours, divin Bacchus, escorté des
Grâces, porté sur tes pieds de bœuf: accours, divin
taureau, taureau bienfaisant ! «Mitlira, comme toutes
ces divinités, est aussi le taureau, « le mâle du trou-
peau » dont parle l'hymne persan, « l'auteur des
choses et le maître de la génération », comme
s'exprime Porphyre.
Dans les mêmes pays et dans les mêmes mylholo-
gies la Lune est aussi le Taureau, dont les coriies imi-
tent le croissant de l'astre nocturne. On sait que les
théologiens d'Orient regardaient la Lune comme le
ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRA. 69
conservatoire des germes qui assurent la propa-
gation de la vie « Elle a, dit Plutarquet, la propriété
de produire et d'humecter, favorise la génération
des animaux et la végétation des plantes ; fécondée
et rendue mère par le Soleil, elle pénètre l'air à son
tour et y répand des principes de fécondité » (1).
Porphyre nous dit de même. « La Lune préside à
la génération et son point d'exaltation est le Tau-
reau » (2). C'est sous une figure bovine que toutes
les déesses de la fécondation, Isis, Hathor, les
Astartés phéniciennes, les Vénus et les Dianes de
l'Asie sont représentées.
Mais dans le tableau mithriaque, tout en gar-
dant son double caractère solaire et générateur, ce
n'est pas comme personne divine, mais comme
symbole représentatif que le Taureau nous appa-
raît. Le rôle actif et souverain est dévolu à Mithra,
qui préside à l'évolution du monde stellaire et en
dirige en maître les mouvements. C'est bien lui que
décrit Claudien:
Vaga volventem sidéra Mithram (3)
Il s'élance. Dieu jeune et triomphant ; le
ciel, comme dit TAvesta, est son vêtement, et
dans les plis de son manteau livré au vent, transpa-
raissent les constellations en marche. Tout parle
dans ce tableau de renouvellement, de résur-
rection et de vie naissant de la mort. Si l'un des
(1) Plutarque. De Isidé, cap. xli et xlhi.
(2) Porphyre. De anlro Nymph., ch. xviii.
(3) De Consul. Slilieh., Lib. I, v 63.
70 ESSAI SUK LE CULTE ET LLS MYSTÈRES DE MITQRA-.
dadophores incline vers le ciel son flambeau éteint,
l'autre élève le sien tout en flammes. Le pin dresse
tout auprès son feuillage d'immortalité ; il est
l'arbre de vie des anciennes légendes. La bête
immolée c'est le soleil annuel. Entre ses pattes
se glisse un scorpion qui pince et ronge ses parties
génitales ; c'est le signe de l'équinoxe d'automne
qui tarit la fécondité de l'année et épuise sa force
productrice. Mais au-dessus du soleil mourant, un
jeune soleil monté sur un quadrige, lancé à pleine
allure, recommence sa course. En d'autres com-
positions, c'est le Lion, symbole de l'été brûlant
qui égorge le taureau, c'est-à-dire l'été qui dévore
le printemps. Le corbeau, percbé sur l'épaule ou
au-dessus du sacrificateur, annonce l'aube nouvelle,
ou, comme dans la légende chaldéennè du déluge,
la vie qui va pouvoir renaître sur la terre renouvelée.
Pour accentuer la signification astronomique de
l'ensemble, dans un grand nombre de monuments,
la série des signes zodiacaux se développe au-
dessus du Mithra tauroctone.
Mais ce taureau est en même temps le taureau
persan. Il est le taureau primordial « créé unique
par Ormuzd », ou plutôt, comme le fait entendre le
terme zend, le premier des êtres vivants, la pre-
mière manière organisée et animée. Sitôt créé,
l'esprit du mal porte sur lui le besoin, la soufl'rance
et la maladie. Sous ces coups répétés, le taureau
s'amaigrit, dépérit et meurt. De chacun de ses
membres sourdent les diverses espèces de graines
et déplantes salutaires, de. sa semence les animaux
ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRA. 71
utiles à l'homme. Ce qu'il en reste est porté dans la
sphère de la lune et purifié par la lumière de l'astre.
L'âme du taureau s'échappe à son tour ; elle se
dresse devant le Créateur, et d'une voix aussi forte
que celle de dix mille hommes et qui résume la
plainte de toute la création, vouée à la misère et à
la mort, elle lui crie : « A qui as-tu confié l'empire
des créatures que le mal ravage la terre et que les
plantes sont sans eau? Où est l'homme dont tu
avais dit : je le créerai pour prononcer la parole se-
courable? » Ormuzd emporta l'âme plus haut que le
ciel des planètes et des étoiles fixes, et, pour la con-
soler, lui montra le ferouër de Zoroastre, en disant :
« Je le donnerai au monde pour lui apprendre
à se préserver du mal. » Plus tard et à la fin
des temps, de la semence de Zoroastre, portée
comme celle du taureau dans la lune, naîtra
Çaoshyo^ le Sauveur, qui consommera la ruine
d'Ahriman, et par la vertu d'un second sacrifice du
taureau, donnera aux hommes l'immortalité à tout
jamais.
Gr le taureau mithriaque est bien sûrement le
taureau de l'Avesta ; de sa queue sortent des épis de
blé; il en jaillit de sa blessure ouverte; il meurt,
mais répand sa semence que recueille le cratère,
où s'élabore là vie de l'avenir. A ses pieds se déroule
le serpent, qui est Ahriman, le meurtrier de l'être
primordial; c'est lui l'antique Ahi, qui porte le
besoin, la maladie et la mort sur le premier né
d'Orrnuzd. II se dresse pour boire le saiig jailli du
couteau sacrificateur, c'est-à-dire, pour saisir l'âme
72 ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MÎTHRA.
qui s'échappe (1). Mais le chien l'en écarte, le
chien, l'animal sacré par exceUence, qu'Ormuzd
considère presque à l'égal de l'homme, dont il
estime la vie presque au même prix. <( Celui qui le
tue donne la mort à son âme» (2). C'est si bien cette
scène de la dispute de l'âme entre le serpent et le
chien, que décrit le tableau mithriaque, qu'encore
aujourd'hui les Parsis approchent un chien de la
bouche des mourants, pour qu'il dispute l'âme qui
va s'envoler à l'esprit du mal. Car « un regard du
chien met en fuite les devas. »
Au figuré, le Taureau de la légende persane
représente donc la créature, l'être engagé dans les
liens de la matière, en proie au mal physique et
au mal moral, le principe humide et terrestre,
comme l'explique Aristote, opposé au principe igné
et céleste, représenté par le Lion, l'être humain
avec ses faiblesses, ses défaillances^ ses souillures,
j'oserais dire, la bête humaine. C'est cet être de chair
et de péché, alourdi par ses instincts, qu'il faut
affranchir et libérer. Car, ainsi que l'enseigne Hera-
clite, au sujet de ces âmes humides et tombées dans
/«^e>ie>«^zo?2,(( vivre pour elles, c'est mourir, et ce que
nous appelions la mort, c'est pour elles la vie (3) ».
C'est ainsi que le sacrifice du Taureau assure le
salut. C'est à cette immolation volontaire et absolue
que Mithra, par son exemple, convie ses fidèles.
(1) Quelquefois le serpent au lieu de s'élancer vers le sang du
taureau, plonge sa gueule dans le cratère. C'est au fond la même
idée exprimée sous deux formes diiierentes. , •
(2) Voir Vendidad. Fargard, XIII, touientier.
(3) Porphyre. De antro Nymph., cap. x.
ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTERES DE MITHRA.- 73
Mais ce sacrifice est de plus un sacrifice de rédem-
ption, — caries anciens recherchaient ces symboles à
sens multiples, cfui permettaient de graduer l'initia-
tion, suivant l'instruction et la sainteté du myste. —
L'animal chargé des péchés de l'homme et offert
•en holocauste rachète le pécheur et satisfait la
•divinité. •
Cette conception est à la fois une des plus an-
ciennes et des plus générales de l'humanité. Elle
suppose celle d'un Dieu vindicatif et jaloux dont
il est nécessaire de désarmer la colère et de se
concilier la faveur par l'offrande des prémices les
plus précieuses; c'est là l'origine des holocaustes
•sanglants de Babylone, de Tyr et de Carthage,
des prostitutions sacrées et des dévouements hé-
roïques, comme ceux des Décius à Rome. De
cette idée, l'on passa à celle plus humaine de la
substitution, qui, par une sorte de supercherie
sacrée, permet de charger de l'expiation personnelle
ou collective, une victime volontaire ou choisie,
qui peut être l'animal du troupeau. Ce point de
vue apparaît, en Israël, dans le sacrifice d'Isaac,
dont un bélier prend la place sous le couteau
d'Abraham, dans les prescriptions du Lévitique,
dans le célèbre passage d'Isaïe sur l'agneau symbo-
lique (1). Aussi dans les sanctuaires de l'autiquité,
(1) Lévitique : ch.xvi : « Aaron prendra deux boucs parmi les
•chèvres pour les péchés et un bélier eu holocauste... Quant à
l'autre bouc, il l'égorgera pour les péchés du peuple devant le
Seigneur, et il apportera de son sang du côté intérieur du voile,
•et il répandra le sang sur la base de l'autel du sacrifice ot il fera
•une expiation sainte pour les souillures des fils d'Israël, pour
Gasquet. — Mithra. 7
74 ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRÀ.
les lustrations et les aspersions sanglantes étaient
la ressource suprême de la catliartique pour l'ex-
piation des crimes. Le sang lavait la faute. Les
mystères de Samothrace avaient la spécialité de ces
purifications pour le meurtre.
Elles firent la vogue immense du taurobole dans
les derniers siècles de l'empire romain. Le poète
Prudence a décrit cette cérémonie dans toute sa
sauvage horreur. Ce baptême sanglant se recevait
dans une fosse à claire- voie, à peine recourverte de
quelques lattes ou poutrelles. Le pénitent y prenait
place, ou le prêtre, quand le sacrifice était donné
pour la communauté des fidèles. De la plaie de
l'animal égorgé, la pluie rouge tombait, souillant le
malheureux, qui tendait vers la rosée sanglante son
front, ses yeux, sa bouche, toute sa personne (1). On
sortait de là renouvelé pour l'éternité, m seternum
renatus\ quelques textes disent, pour Adngt ans
seulement. A l'expiration de cette période, un second
taurobole semblait nécessaire pour abolir les nou-
velles tares contractées par l'àme pécheresse. Des
villes, des provinces s'associaient pour faire les frais
de ce sacrifice, qui supposait ainsi une sorte de so-
lidarité dans le péché commun. On pouvait encore
en rapporter le mérite et en appliquer le bénéfice à
leurs injustices et pour tous leurs péchés. » — Voir Isaïe,
Ch. XLIII.
A rapprocher, à plusieurs siècles d'intervalle, les-vers de Lucain
sur la mort de Caton, P/iars., II, v. 312 :
Hic redimat sanguis populos, hac caede luatur
Quidquid Romani meruerunt pendere mores.
(1) Prudence : Peristeph, X, v. 1012 et sqq.
ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITERA. 75
des personnes désignées et absentes. Nous possé-
dons des inscriptions, où le taurobole est offert à
l'intention des empereurs régnants.
On a prétendu, bien à tort selon nous, faire du
taurobole et du criobole le privilège exclusif du
culte de Cybèle. L'image même du sacrifice mi-
thriaque proteste, avec la clarté de l'évidence, contre
cette interprétation étroite. Cette image est ancienne,
puisque déjà Stace décrit Mithra dans l'attitude con-
sacrée par les monuments du iv° siècle (1);
elle est antérieure à la première inscription tauro-
bolique connue, qui est datée de l'an 133. Si l'on se
refuse à y reconnaître Mithra, offrant lui-même le
taurobole pour l'humanité, comment peut-on expli-
quer la substitution du bélier au taureau, qu'on
observe en d'autres monuments ? Taureau et bélier
sont en effet les deux victimes de Mithra, comme
celles du taurobole et du criobole. C'est pur jeu
de l'esprit que de supposer une rencontre fortuite
ou une contrefaçon intentionnelle en cette simili-
tude. Les nombreuses inscriptions tauroboliques
trouvées dans le sanctuaire de Cybèle au Vatican,
attestent certes que cette dévotion était intimement
liée aux cultes phrygiens. Mais elle appartient avec
une égale certitude au culte de Mithra (2). Parmi les
(1) stace : Thébaïde, v. 719.
.... Perssei sùb rupibus antri.
Indignata sequi torquentem cornua Mithram.
(2) Le monument en verre coulé du musée Olivier! en serait
une preuve sans réplique. Mais l'authenticité de ce monument a
été fortement contestée. (Voir A. Lebègue, Revue archéoL, 1889),
et nous ne voulons pas en faire état. Il nous reste pourtant des
76 ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRA.
autres inscriptions, nous ne pouvons revendiquer en
faveur de notre thèse celles qui portent à la fois le
nom de Mithra et de la grande déesse. Elles sont
nombreuses. Mais il en est d'autres où figure le nom
de Mithra, sans celui des divinités de Phrygie (1).
Dans les deux inscriptions qui sont à leur nom, le
grand prêtre Agorius Prsetextatus et sa femme, énu"
nièrent, dans les plus minutieux détails, tous les sacer-
doces dont ils sont investis, tous les mystères auxquels
ils furent initiés. Tous deux déclarent avoir reçu le
bénéfice de l'oblation taurobolique. Cependant ni
l'un ni l'autre ne se disent affiliés aux cultes de Phry-
gie. Si l'on en croit saint Augustin et l'auteur inconnu'
du De mysteriis^ le culte de Cybèle semble en défaveur
au iv° siècle. Comment concilier cette décadence
avec la vogue et la folie du taurobole qui coïncide
avec la plus grande ferveur des mystères de Mithra?
Dans les derniers siècles de l'empire, le syncré-
tisme des religions païennes et des cultes orientaux
autorisa de perpétuels emprunts des ims aux autres.
En ce qui concerne Mithra, l'emprunt du taurobole
put s'opérer dans cette Phrygie même, où le dieu
persan avait vécu en si bonne intelligence avec les
divinités locales. Mais on peut même aller plus
doutes sérieux. Les expressions mystiques de la consécration ne
sont pas pour étonner ceux qui sont au courant de la littérature
dévote du iv<= siècle. Les poupées ailées qui s'envolent aux deux côtés
de Mithra sont directement empruntées à l'art égyptien et repré-
sentent lésâmes. Cet emprunt, lui aussi, n'a rien d'insolite. Le
terme de Lari appliqué à Mithra, qui a scandalisé M. Lebègue, se
retrouve ailleurs. Dans iElius Aristide [Orat. in Aselep.). Escu-
lape est appelé « Lare commun du genre liumain. »
(1) C. J, l.Vl, no^ 504, 697, 1778 et 1779.
ESSAI SUR LE.CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRA. 77
loin. En réalité le sacrifice expiratoire de la bête,
chargée de l'opprobre des hommes, remonte à l'an-
tiquité la plus haute. Il n'est le privilège ni des
dieux phrygiens, ni du dieu persan. Nous l'avons
vu pratiqué chez les anciens Hébreux « pour les
souillures des fils d'Israël, pour leurs injustices et
pour tous leurs péchés ». Il en était très vraisem-
blablement de même en Ghaldée, où le taureau et
le bélier figuraient les deux animaux emblématiques
du soleil nouveau. '
Ce caractère de rédemption s'attache, pour une
autre raison encore, à l'immolation du taureau
mithriaque. Nous savons que ce sacrifice rappelait
celui du taureau primordial, victime du l'esprit du
mal, et, par sa mort, bienfaiteur de l'humanité. Il se
rapportait certainement aussi au sacrifice des derniers
jours, accompli par le sauveur Çaoshyo, qui devait
précéder le triomphe définitif du Bien et la résur-
rection bienheureuse des hommes. « A la fin des
siècles, dit le Bundehesch, Caoshvo immolera le
taureau Çarçaok. Avec sa moelle et avec le hôm
blanc, il préparera un second corps, et on en don-
nera un à tous les hommes et chacun d'eux sera
immortel à tout jamais (1). » Cette tradition, con-
signée dans le livre parsi, remonte aux origines de
l'Avesta et s'est conservée jusqu'à nos jours. Il
paraît très probable que la scène des monuments
mithriaques y fait une allusion directe, et que le
taurobole lui-même, par lequel les pécheurs ra-
(1) Bundehesch, chap. lxxv. Voir Darmesteter : Ormuzd et Ahri-
ran, 2^ partie, ch. v, et Éludes iraniennes, t. II.
7.
78 ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITERA.
«hetés peuvent renaître de leur vivant, n'est que la
figure et la commémoration du sacrifice final, qui
■doit procurer la renaissance universelle (1).
Les contemporains ont-ils poussé plus loin l'inter-
prétation du symbole? Au fort de la concurrence
soutenue contre le Christianisme, ont-ils jamais
institué un rapprochement entre le sacrifice du
taureau et le sacrifice chrétien de l'agneau, si sou-
vent figuré dans les peintures des catacombes? Des
modernes l'ont pensé (2). Ils y semblaient autorisés
par un texte de Firmicus Maternus, qui compare le
sang de l'agneau au sang sacrilège versé dans le
taurobole. Mais l'analogie n'est que de surface.
Firmicus est possédé d'une hantise. Il voit partout
dans les cultes païens l'intervention du démon qui
s'acharne à multiplier les contrefaçons des mystères
de la vraie foi. Il en est de puériles et de ridicules,
auxquelles nui n'a jamais pensé que lui seul. Dans
l'espèce, la comparaison est boiteuse. Le sacrifice
de l'agneau est un sacrifice figuré, la victime est
symbolique ; le sang du taurobole était une hor-
rible réalité. D'ailleurs, pour que la comparaison
fût de tout point exacte, il faudrait supposer, que
les païens ont vu dans l'image du tauroctone,
Mithra s'immolant lui-même et de sa main, sous
(1) Il est très vraisemblable que Mithra a absorbé le personnage
■de Çaoshyo, comme il a fait pour la plupart des génies de la
mythologie perse.
(2) Firmic. Mat. : De error. profan. relig., cap. xvii.Pro salute
hominum agni istius veneraudus sanguis effunditur, ut sanctos
■suos filius Dei profusione pretiosi sanguinisredimat...Miseri sunt
qui profusione sacrilegi sanguinis cruentantur.
ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRÂ. 79
les espèces de l'animal emblématique. Or il n'est
trace nulle part d'une interprétation de ce genre ;
pas un texte ne l'autorise. Ni les auteurs païens,
ni TertuUien, ni Firmicus, n'ont soupçonné pareil
rapprochement, ni établi un parallèle entre la
qualité des deux victimes. Ce qu'immole Mithra,
sous la figure du taureau, dans le sacrifice qui ouvre
la période de la création et dans celui qui la ferme,
c'est l'être matériel et de chair qui obnubile le
principe spirituel de l'âme, ce sont les passions qui
altèrent et corrompent son essence divine; l'objet
du dernier sacrifice, c'est la libération définitive
des servitudes corporelles (1).
Les Pères de l'Église, mais surtout saint Justin
et Tertullien, ont fréquemment signalé, dans les
mystères de Mithra, des sacrements, dont le nom
au moins serait commun avec ceux des chrétiens.
Ces sacrements sont le baptême, la pénitence,
l'oblation du pain et de la coupe. Tertullien ajoute
qu'ils possèdent l'image de la résurrection. C'est
trancher aisément une grave difficulté, que de ne
voir dans ces ressemblances qu'imitation grossière
•et qu'impudente contrefaçon. Les auteurs chrétiens
contemporains eux-mêmes s'abstiennent de juge-
(1) La preuve en est dans le commenfaire même, dont le Bun-
dehescli accompagne le récit du sacrifice; pendant la dernière
période qui précède la résurrection, l'homme cesse peu à peu de
se nourrir de la chair des animaux, puis de [a pulpe des végétaux,
puis du lait, et finit par acquérir un corps glorieux.
80 ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRA.
ment S aussi sommaires ; ils ne suspectent, ni n'in-
criminent les intentions de leurs adversaires ; ils
disent seulement que les démons, c'est-à-dire les
faux dieux, ont suggéré mécliamment aux hommes
de telles analogies, pour troubler l'esprit des fidèles
et jeter la confusion sur les vérités divines. Ils
accusent la perversité de l'Esprit du mal et non la
perfidie des hommes (1).
Nous sommes malheureusement très mal rensei-
gnés sur la nature de ces ressemblances ; et l'in-
suffisance des textes laisse le champ libre aux hypo-
thèses. Ne pouvant connaître la signification intime
des sacrements mithriaques, c'est-à-dire ce que la
religion a de plus secret et déplus particulier, nous
sommes réduits à rechercher latra ce de pratiques
analogues dans les rites persans et chaldéens, ou
même dans les mystères qui se partageaient la dé-
votion des derniers païens. Nous avons conscience
de n'effleurer ainsi que la surface de la question.
D'un culte à l'autre, en effet, ce ne sont pas tant
les pratiques extérieures qui diffèrent, que le sens
mystique attaché par la religion à ces pratiques.
Les moules et les formes sont anciens ; seule la
liqueur est nouvelle versée dans les outres vieilles.
Les sacrements des mystères supposent toujours
une intervention magique. Il est des mots, des
rites, des formules qui ont la faculté d'agir directe-
ment sur les dieux et de contraindre leur volonté.
(1) Tertullien : De praescript.^ cap. xl ; De coi'onâ, cap. xv ; Jus-
tin : Dialog. contra Trypli^, cap. lxvi. Voir aussi Firmicus Matei*-
nus '.De erroreprof. relig.
ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTERES DE MITERA. 81
Peu importe que l'homme qui en fait usage, n'en
connaisse ni le sens, ni la raison. « Les symboles
font d'eux-mêmes leur œuvre propre, et les dieux
à qui ces symboles s'adressent, y reconnaissent
d'eux-mêmes leurs propres images, sans avoir
besoin de nous. » C'est pourquoi, il faut conser-
ver les formes des prières antiques, n'en rien
supprimer, n'y rien ajouter jamais; « car elles
sont en connexité avec la nature des choses et
conformes aux révélations divines » (1). Ceux qui
ont le mieux noté ces mystérieuses correspon-
dances sont les ChaldéenSj les Egyptiens et les
Perses.
On sait que toute l'antiquité a connu et pratiqué
le baptême ou les lustra tions par l'eau. Les auteurs
classiques, comme Yirgile et Ovide, les ont maintes
fois décrites. Juvénal se moque de ces baptes, qui
vont en foule se jeter dans le Tibre. L'Orient ne les
a pas plus ignorées que l'Occident. Partout elles
étaient le prélude de l'initiation. La première jour-
née des mystères d'Eleusis leur était consacrée et
un prêtre spécial y présidait. Apulée nous parle,
dans sa description des mystères d'isis, du bain de
l'initié (2). Comme celui d'Eleusis, c'était un bain
rituel, destiné à procurer la pureté rituelle, à laver
le myste des contacts impurs et profanes qu'il avait
subis, à le régénérer et à lui assurer te pardon de
(1) Orig., Cont. Çels., I, 24; De mysteriis, Pars II, 11 et Pars Vi,
cap. IV et V.
[•!) « Stipatum me religiosû, cohorte, deducit ad proximas bal-
neas et prius sueto lavacro traditum, prœfatus deûm veniam
purissino circumrorans abluit. »
«2 ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRA.
ses fautes (1). Le baptême mithriaque ne paraît pas
avoir dépassé cette conception. Dans l'Avesta, l'en-
fant nouveau-né est lavé avec soin ; on approche de
■sa bouche le hôma terrestre, qui est le symbole et
lui donne l'avant-goût du breuvage d'immortalité.
Il est ainsi purifié et fortifié pour les jours qui lui
restent à vivre. Les mithriastes pratiquaient dans
leurs cérémonies les purifications par l'eau, par le
feu et même par le miel (2), Le miel est le symbole
•de la mort et s'oppose au fiel qui est le symbole de
la vie. Le miel est le produit des abeilles, qui dans
le vocabulaire mystique désignent les âmes. On
ajoutait à ces cérémonies l'onction sur le front et
certains indices portent à penser que l'initié rece-
vait un nom nouveau, sous lequel il était connu
•dans les assemblées des mystcs.
L'idée sur laquelle repose la Pénitence appartient
au fond même de l'esprit humain. L'aveu volon-
taire soulage de la faute et allège le remords; mais
rien ne peut effacer la tache que le repentir parfait.
Celui-ci suppose le sentiment intime de l'indignité
■du pécheur en présence de la puissance et de la
miséricorde divine. Le paganisme pratiquait
exceptionnellement la confession. Plutarque la
mentionne dans les mystères laconiens. A Samo-
thrace, un prêtre, le Koës, recevait l'aveu des fautes
(l)TertuL : De prœscripl. 40, : « Sacris quibusdam par lavacrum
înitiantur... idque se in regenerationem et impunitatem perju-
riorum suorum agere prœsumunt ». « Diabolus tingit et ipse
quosdam et expiationem delictorum de lavacro repromittit. »
Voir Porphyre : De abstinentia, lib. II, 49, 50.
(2) Porphyre : De anb'o, cap. xviu.
ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITURA- 85
avant de procéder à la purification (1). Mais c&
sont les religions orientales qui ont le plus vive-
ment senti l'infirmité de la condition humaine et la.
distance infinie qui sépare le Créateur de la créa-
ture. Dans une lamentation éloquente, qu'on croirait
détachée des Psaumes, un Chaldéen exhale en
ces termes son repentir : « Seigneur, mes péchés-
sont nombreux, grands mes méfaits. Le Seigneur
dans la colère de son cœur m'a frappé; le Dieu
dans le ressentiment de son cœur m'a abandonné.
Je m'effraie, et nul ne me tend la main. Je pleure,
et personne ne vient à moi ; je crie haut et personne
ne m'écoute. Je succombe au chagrin, je suis acca-
blé et je ne puis plus lever la tête. Yers mon Dieu
miséricordieux, je me tourne pour l'appeler et je
gémis. Seigneur, ne rejette pas ton serviteur. S'il
est précipité dans les eaux impétueuses, tends lui
la main. Les péchés que j'ai faits, aies-en miséri-
corde. Les méfaits que j'ai commis, emporte-les
au vent, et mes fautes nombreuses, déchire-le&
comme un vêtement (2). « Assurément ce ne sont
là que les accents d'une âme contrite et repentie ;
mais ailleurs, par exemple, chez les Persans, la
confession revêt la forme d'une cérémonie reli-
gieuse, qui l'ait partie de la liturgie. Elle s'adresse
moins au Dieu suprême qu'aux puissances célestes
et aux âmes des Purs, que le pénitent invoque comme
intercesseurs. Nous lisons dans \ Hymne au Soleil :
« Je me repens de tous mes péchés, j'y renonce :
(1) Plutarque : Apophteg. Lacon. Hesychins : Koës.
{%) Ra\vliiison : C. I. W. A. Tablette IV (traduct. Lenormant).
U ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRA.
Je reïionce à toute mauvaise pensée, à toute mau-
vaise parole, à toute mauvaise action, à tout ce que
j'ai pensé, ou dit, ou cherclié à faire de mal. Que
je devienne comme cette lumière qui est haute et
•élevée ! » Les Patêts des Parsis sont de véritables
manuels de pénitence, contenant l'examen minu-
tieux et méthodique de la conscience, les actes de
foi et les prières rituelles. Mais nulle part il n'est
parlé de l'absolution, descendant sur le pécheur, en
même temps que la grâce opère dans son cœur. En
l'absence de documents précis, il n'est pas téméraire
-de penser que la confession mithriaque s'inspirait
du même esprit de contrition et avait gardé quel-
ques-unes de ces pratiques.
Nous ne sommes pas mieux renseignés sur la
•communion mithriaque. Nous savons par saint
Justin qu'elle consistait dans l'oblation du pain et
de l'eau, sur lesquels le père prononçait quelques
paroles (1). C'est pourquoi, dans les monuments de
Mithra, figuré toujours une coupe auprès de l'ani-
mal sacrifié. A notre avis, ce n'était là, comme s'ex-
prime Tertullien, que « l'image » de la communion
chrétienne. On sait en quels termes, d'une précision
et d'une énergie toutes réalistes, saint Paul et l'au-
teur du quatrième évangile ont défini l'Eucharistie.
Elle est le sacrement chrétien par excellence, et
comme le dogme central du christianisme. On lui
connaît dans les mystères de très lointaines analo-
gies, mais point d'équivalence. Les repas religieux
(1) Justin : Apolog., I, cap. lxvi : "0-t yàp ap-oç -/.al TîOT-^ptov
-joaTOç TtOe-at âv tocIç to-j (jluojxévou TeXe-raï?, (j.£- ÈutXôywv Tivôiv.
ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITERA. 80
des Esséniens, les agapes sacrées d'Eleusis, le breu-
vage du Cycéon, auxquels on a voulu tour à tour
la comparer, ont un sens religieux tout différent (1).
Ce sens nous parait très clairement indiqué par un
passage de Plutarque : « Ce n'est pas, dit-il, la
quantité des vins, ni l'abondance des viandes, qui
est l'essentiel dans ces fêtes et en constitue le bien-
fait; c'est la bonne espérance et la persuasion de la
présence d'un dieu favorable, qui répand sur nous
ses grâces (2). » De même, dans les repas funéraires
les morts étaient censés prendre leur part du festin
•et entrer ainsi en communion mystique avec les
vivants. Ce repas en commun établit un lien entre
ceux qui le donnent et la divinité en l'honneur de
qui il est offert ; c'est par là qu'il est un acte essen-
tiellement religieux. Seules les liomopliagies des
Dionysiaques ont un rapport lointain et grossier
a,vec le mystère chrétien de la transsubstantiation (3).
Quant à la communion mithriaque, elle ne rappelle
en rien ce type, et devait participer à la fois du repas
sacré et du sacrifice qui nous est décrit dans VAvesta.
Ce sacrifice consistait, comme encore aujourd'hui
chez les Parsis, dans l'oblation des pains de pro-
position [daroûns) et d'un breuvage qui est l'eau de
source ou le suc du hôma. Le Yacna nous déroule
(t) Le rapprochement est de Firmicus Madernus : De err. prof,
relig., cap. xix.
(2) Plutarque : Non passe suav. vivere sec. Epiciir.
(3) Voir surtout le passage d'Arnobe, lib. Y : « L't vos plenos dei
numine ac majestate doceatis, caprorum reclamantium viscera
■cruentatis oris dissipatis. » Voir aussi Prudentius : Conti'ci Sym-
mach, lib, I, v. 129 et sq. ; Porphyre : De absiin. IV, 19.
Gasquet. — Mithra. g
86 ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITERA.
les longues péripéties de l'office mazdéen. La partie
principale réside dans la préparation et la consé-
cration du liôma. « 1] guérit tous les maux; il donne
santé et longue vie ; il procure aux femmes la fécon-
dité. Il est le trésor le plus précieux pour l'âme. Il
rend le cœur du pauvre aussi élevé que celui du
riche : toi qui es de couleur d'or, je te demande
la sagesse, la force, la victoire, la santé, la prospé-
rité. » L'office se termine par le repas en commun,
composé du pain, de la viande et de l'eau apportés
par les fidèles; mais pour y prendre part, ils doi-
vent être en état de pureté parfaite. On a tout lieu
de penser que ces rites, qui se sont conservés
jusqu'à nos jours au fond de l'Asie, sont ceux-là
mêmes, du moins en partie, qui étaient pratiqués
dans les mystères de Mithra (1).
La résurrection est un dogme essentiellement
iranien ; il en est fait mention dans les Gathas^
comme dans les livres très postérieurs. Les Grecs
en savaient l'origine, et trois siècles avant notre
ère. Théopompe expliquait le calcul des périodes
cosmiques, qui devaient, d'après VAvesta, précéder
cette rénovation. Des Perses, ce dogme passa aux
Juifs, qui ne semblent l'avoir adopté qu'avec répu-
gnance. Les Esséniens et les Pharisiens l'avaient
accepté, mais les Sadducéens, c'est-à-dire l'aris-
tocratie conservatrice des Hébreux, le rejetaient.
(1) Voir le Yaçna (trad. Darmesteter, chap. i à x). Le repas
mithriatique est très souvent représenté sur les monuments. Voir
par exemple le monument de Bessapara (Thrace) décrit par Dû-
ment.
ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRA. 87
Elle s'accorde mal, en effet, avec la croyance au sheol,
qui garde à jamais ses morts. Pour les Mazdéens, le
monde a commencé au moment de l'exaltation du
Soleil dans le signe du Taureau ; il doit finir quand
le Soleil reviendra dans ce signe. Cette révolution
comprend douze mille années. Elle se subdivise en
quatre périodes ou saisons de trois mille ans. La
dernière sera marquée par le triomphe d'Ormuzd
et l'écrasement du démon, au milieu de la confla-
gration générale. Aux derniers jours, quand la terre
sera « comme malade et semblable à la brebis qui
tombe en frayeur devant le loup », la résurrection
des corps s'opérera. Par la volonté d'Ormuzd, les
éléments rendront co qu'ils avaient repris aux corps
après la dissolution de l'être. De la terre revien-
dront les os, de Feau reviendra le sang, des arbres
les poils et les cheveux, et la vie reviendra du feu,
comme à la création des êtres. Mais il semble que
cette résurrection de la chair doive être provisoire
et limitée au temps réservé à l'expiation des mé-
chants et à leur réconciliation définitive. Car il est
dit que les hommes finiront par ne plus prendre de
nourriture et que « leurs corps ne feront plus
d'ombre ». Ils deviendront lumineux et semblables
au soleil (J).
La doctrine des chrétiens fut assez hésitante sur
ces divers points. A vrai dire, la question n'existait
pas pour la première génération du christianisme,
qui croyait à l'imminence de la pa7'ousia. Saint Paul,
(1) Bundehescfi, chap. xxxi. — Yaçna, § 23, 30, 42, 43.
88 ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRA.
qui a fait de la résurrection un des dogmes fonda-
mentaux de sa foi, et qui croit qu'il verra de son
vivant l'apparition du Christ sur les nuées, proclame
qu'à ce moment les morts seront réveillés et que
« les vivants seront changés ». Les uns et les autres,
renaîtront incorruptibles. « Ni la chair, ni le sang
ne peuvent être appelés au royaume de Dieu, ni
le corruptible à l'incorruptible. » Ils revêtiront un
corps « psychique et spirituel » dont le type est
fourni à l'apôtre par le corps du Christ transfi-
guré (1), D'autres, essayant de préciser les données-
flottantes sur la vie future, préfèrent à une immor-
talité spirituelle dont la conception échappe à leur
esprit, une palingénésie, une création nouvelle, et
dans une Jérusalem splendide et matérielle, le règne
du royaume de Dieu, enfermé dans une durée
limitée. A mesure que les temps s'écoulèrent, sans
amener le cataclysme final et promis, les difficultés
se pressèrent. L'imagination des millénaires put se
donner ample carrière dans la supputation de la
redoutable échéance. Sagement, on finit par aban-
donner ces spéculations vaines aux sectes hérétiques.
Toutefois sur un point essentiel une solution sïm-
posait. Entre la mort et le terme fatal fixé au
monde, que devenaient les âmes? Attendaient- elles
le jour promis dans le morne repos et la froide
insensibilité de la tomb.e? ou, sitôt délivrées de la
chair, étaient-elles admises à goûter l'active immor-
talité du bonheur ou de la souffrance? Il semble
(1) Saint Paul, Ep. ad Coi'inth., l, 15.
ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRA. 89
bien que sur ce point les chrétiens, comme aussi les
mithriastes, finirent par adopter l'opinion commune
de leur temps, celle que la doctrine des mystères
et la philosophie platonicienne avaient propagée.
Car saint Justin écrit : « La Sibylle et Hystaspe
(le législateur des Perses, souvent confondu avec
Zoroastre) ont annoncé la consomption par le feu
des choses corruptibles et nous suivons leur opinion.
Quand nous enseignons que les âmes des méchants
doivent, après la mort, conserver le sentiment et
être punies, celles des bons, libres de toutes peines,
jouir de la béatitude, nous disons la même chose
que vos poètes et que vos philosophes (1). »
IV
LES ÉPREUVES ET LES GRADES.
Dans tous les mystères, les divers degrés de
l'initiation étaient précédés d'épreuves, qui avaient
pour objet de s'assurer de la foi du candidat et de
la solidité de sa vocation. On lui imposait une
attente de quelques mois, ou de quelques jours,
qui était occupée par la prière, le jeûne et des
abstinences variées. Nous savons par Apulée
comment on se préparait, sous la direction d'un
prêtre, à l'initiation des mystères d'Isis. Les épreu-
ves des mystères de Mithra passaient pour les
plus longues et les plus rudes. La secte ne voulait
(1) Justin : Apolog.,1, chap. xviii.
■90 ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITURA.
admettre que des hommes trempés par la souf-
france, dont aucime surprise des sens ne pouvait
déconcerter la volonté, parvenus à cet état d'in-
sensibilité qu'on appelait Vapathie. On disait que
•ces épreuves allaient parfois jusqu'au sacrifice de
la vie ; soit que l'initié succombât à la violence de
ia douleur ou à sa durée, soit qu'il dût pousser
l'esprit d'obéissance jusqu'à donner la mort, sur
l'ordre de ses chefs. Il est possible qu'à une époque
déjà lointaine le mépris de la vie et le fanatisme
religieux aient conduit à ces extrémités ; de pareils
■exemples ne sont pas rares chez les sectaires
•orientaux. Mais, sous l'empire, Lampride nous
-assure que ces homicides étaient simulés et que
l'empereur Commode se souilla d'un crime inusité,
en faisant suivre d'effet le geste commandé, et en
'Commettant un meurtre au cours de l'initiation.
Plus tard, cette discipline dut encore fléchir, au
moment de la grande faveur des mystères. Toute-
fois les mithriastes ne craignaient pas, par des
rigueurs peu communes, de contenir l'empresse-
ment des fidèles : ils savaient qu'il est dans la
nature de l'homme de n'attacher de prix qu'à une
récompense qui lui a coûté peine et douleur.
Les épreuves étaient au nombre de douze et
duraient probablement quatre-vingts jours (1). Ce
chiffre se rapportait aux signes du Zodiaque et aux
(1) C'est ce qui ressort des textes de Nonnus, commentateur de
•Grégoire de Naziance, i'Élias de Crète, de Nicétas de Serres, du
Violarium de l'Impératrice Eudoxie. Voir Grég. de Naziance :
■Orat. 3 in Julian.
ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRA. 91
travaux de l'Hercule assyrien. Il rappelait ses douze
victoires sur les monstres, gardiens des hôtelleries
célestes, qui lui avaient mérité la tunique astrale
et valu avec d'adoption des Dieux l'immortalité (1).
Dans tous les mystères. Hercule était le modèle
proposé aux initiés, il était le myste parfait.
De ces épreuves graduées, d'abord légères, puis
de plus en plus pénibles — Grégoire de Naziance
ies appelle des supplices — on ne connaît pas le
détail exact. Elles comportaient des jeûnes prolon-
gés, quelquefois de cinquante jours, dit Nicétas de
Serres, l'abandon dans la solitude, l'épreuve des
éléments, du feu, de l'eau, du fouet; le patient était
enfoui dans la neige, traîné par les cbeveux dans
des cloaques. Les injures et les dérisions s'ajoutaient
à ces souffrances physiques.
Quelques-uns des monuments mi thriaques, parmi
les nombreuses figures dont ils sont surchargés,
permettent de distinguer certainement les épreuves
imposées à l'initié. La plupart sont malheureuse-
ment mutilés, ou le temps en a effacé le relief. Le
monument d'Heddernheim nous montre, en trois
médaillons séparés par des pins, le myste vain-
queur du taureau, le myste ceint de la couronne
héliaque, c'est-à-dire, d'une auréole radiée, le
myste introduit par la main de Mithra dans le ciel
des bienheureux. C'est là comme la synthèse des
■épreuves avec la récompense qui les couronne. Un
des plus complets de ces monuments, celui de
(1) Dion Ghrysost. : Orat. 33. Porphyre cité par Eusèbe : Pi^se-
par. Ev., lib. II!, c. xi. Servius : In ^weirf, lib. VI, v. 294.
92 ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITflRA.
Mauls en Tyrol, offre, des deux côtés de l'image du
tauroctone, douze compartiments superposés, où
sont représentées distinctement l'épreuve du feu,
celle de l'eau (un homme luttant à la nage contre
le courant d'une rivière), celle du jeûne ou de la
solitude (un homme couché nu dans un désert
semé de rochers), celle du fouet, à moins que
l'instrument brandi par le tortionnaire ne soit le
poignard, destiné à donner au myste l'illusion d'une
menace de mort. Les compartiments de droite
semblent consacrés à l'anabase^ ou plutôt marquent
les étapes vers l'apothéose. Ils nous font voir le
myste reçu en grâce et pardonné, puis couronné
par la main de Mithra du diadème héliaque, monté
enfîii sur le char que dirige le Soleil et accueilli
dans le ciel par des personnages, qui sont ou les
dieux ou les bienheureux. La lecture de ce curieux
monument doit se faire, croyons-nous, d'abord à
gauche, puis à droite, en commençant dans les
deux cas par la base. Au bas de la preniière série
est figuré le taureau, seul et debout sur ses quatre
pieds ; dans le compartiment qui lui répond à
droite, et qui précède la scène de l'ascension vers
la lumière, le taureau est vaincu, traîné par les
pattes de derrière. Le même motif, avec des va-
riantes, est seproduit en plusieurs monuments.
Dans ceux de Sarmizsegetuza et d'Apulum, le tau-
reau debout est monté; l'homme fait corps avec la
bête. Dans celui de Neuenheim la légende est
développée. Entre le taureau debout et le taureau
traîné par les pieds, s'intercalent deux médaillons
ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTERES DE MITHRA. 93
représentaiit, Fun, l'homine portant la bête dans
l'attitude de l'Hermès criophore, l'autre l'homme
entraîné par la bête au galop. S'il n'est pas trop
hasardeux de chercher l'explication de ces symboles,
je dirais- que le taureau debout me semble repré-
senter le principe matériel et charnel, dont l'initié
doit se libérer pour mériter la récompense, le
taureau vaincu signifier la victoire du myste. Les
figures intermédiaires marqueraient les péripéties
de la lutte. Dans nombre de cylindres chaldéens la
défaite du monstre mythique s'exprime par des
attitudes presque semblables. (4) Du monument de
ZoUfeld, il ne reste que la scène de l'apothéose.
Nous la citons, parceque l'enlèvement du myste
sur le char du Soleil, précédé d'un Hermès psy-
chopompe, reproduit exactement le dessin d'un
vase grec représentant l'entrée d'Hercule dans
rOlymphe. (2)
Les épreuves surmontées permettaient l'accès aux
grades. La religion mithriaque instituait ainsi parmi
les initiés une hiérarchie rigoureuse, selon le
degré d'instruction ou l'intelligence de chacun, son
dévouement à la communauté et les services
rendus. Cette organisation avait l'avantage d'incul-
quer aux fidèles le principe d'obéissance, de les dis-
cipliner et de susciter entre eux une émulation
salutaire. Le mithriacisme avait par là, avec ses
mots de passe et se's signes mystérieux, comme on
(1) Dans le mémoire de R. Rochette, Insc. et B. L., Tom. XVII.
Voir pi. II, no 9; pi. V, no 7, 18.pl. VI de 1 à 13.
(2) Gerhard. Antik. Bildwerke Cent. I.
^4 ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRÀ.
l'a souvent fait remarquer, quelque analogie avec la
iranc-maçonnérie .
On n'est d'accord ni sur le nombre des grades,
ni sur leur ordre, ni même sur leurs noms. Le
passage de saint Jérôme dans la lettre à Laeta, oii
ils sont énumérés, est un des plus contestés des
manuscrits et d'une lecture très incertaine. Lajard,
tourmenté par l'idée fixe de retrouver partout le
nombre douze, s'est évertué à créer des noms nou-
veaux, dont son imagination a fait tous les frais.
Une saine critique commande de n'admettre que
«eux que mentionnent expressément les textes
anciens et les inscriptions. Or ils sont au nombre de
sept, répondant ainsi à celui des planètes et aux
■degrés de l'échelle mystérieuse de Gelse. Ce sont,
les Miles, le Léo, le Corax, le Gryphius, le Perses,
î'Hélios, le Pater. La réception à chacun de ces
grades était l'occasion d'autant de fêtes, dont les
inscriptions gardaient le souvenir; les léontiques,
les coraciques, les gryphiques, les persiques, les
héliaques, les patriques.
Que signifient ces noms bizarres, empruntés pour
la plupart à des êtres et à des animaux, soit réels,
soit fantastiques, et à quelles conceptions répondent
ils ? Le problème est des plus malaisés ; il a embar-
rassé les anciens eux-mêmes plus voisins que nous
•de tels usages ; et ils n'ont pu lui donner une solu-
tion précise et satisfaisante. Plusieurs hypothèses
-se présentent à l'esprit. Ces animaux représentaient
ils les instincts primitifs de l'humanité, l'animalité
primordiale dont le myste devait peu à peu se
ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRA. 9î^
dépouiller pour libérer son âme? Plutarque au
contraire voit dans les animaux des miroirs fidèles
que nous offre la nature et démôle en eux des
traits d'obscure similitude avec la puissance divine,
comme le soleil se reproduit dans la goutte d'eau.
Il explique ainsi l'adoration des animaux par les
Egyptiens ; elle ne serait que la survivance d'un
culte totémique, antérieur à l'organisation sacerdo-
tale, et que l'on a observé au berceau de plusieurs
peuples sauvages. Les quatre monstres qui appa-
raissent au prophète Ézéchiel, ceux en même
nombre qui, dans l'Apocalypse, gardent le trône de
Dieu, semblent rentrer dans la même formule ; ils
expriment des manifestations de la puissance
divine, ses propres attributs, sagesse, puissance,
omniscience , pouvoir créateur. La signification
des animaux mithriaques nous paraît toute diffé-
rente. Porphyre émet, avec quelque restriction,
l'idée qu'ils pourraient bien se rapporter à une
doctrine de la transmigration des âmes, et que les^
mithriastes admettaient une sorte de parenté et de
communauté entre l'homme et les animaux.
L'incertitude et les hésitations de Porphyre
montrent à quel point restaient encore indécises les
notions des contemporains sur la doctrine secrète
des mystères. En réalité, la métempsycose est
absolument étrangère au milhriacisme, comme elle
l'est aussi aux religions d'Egypte ; l'erreur n'a pu
venir que d'une confusion favorisée par les idées
pythagoriciennes et les vagues connaissances qu'on
pouvait avoir à Alexandrie du système religieux de
^6 ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITERA.
l'Inde. Mais le même Porphyre nous met sur la
voie de la solution véritable, en nous rapportant un
passage de Pallas, dont il n'a pu clairement pénétrer
le sens. « L'opinion commune, dit cet historien,
■est que ces noms d'animaux et de monstres ont
trait au zodiaque ; mais en réalité les mithriastes
veulent faire entendre ainsi certains secrets sur
l'âme, qu'ils représentent comme revêtue de diverses
enveloppes corporelles » (i). Que l'on veuille bien se
reporter à l'explication que nous avons donnée do
l'anabase et de la catabase, à ces voyages de l'âme
à travers les planètes, à ces enveloppes de plus en
plus matérielles qu'elle reçoit à chacune de ces
stations et qu'elle dépouille ensuite pour recouvrer
sa piireté et sa spiritualité; on reconnaîtra que les
travestissements successifs imposés à l'initié ré-
pondent à ces voyages planétaires, aux personna-
lités différentes qu'il revêt à chacune de ces stations,
à l'allégement progressif qu'il en doit ressentir dans
sa matérialité, à l'être nouveau qu'il devient à
•chaque étape vers la, perfection et la vie bienheu-
reuse.
Ilresteraità savoir quelles secrètes affinités les mi-
thriastes supposaient entre les êtres symboliques qui
figuraient les gradesde l'initiation et les vertu s des pla-
nètes. Mais ces rapports restent inconnus. Une telle
explication a du moins pour elle de rentrer exacte-
ment dans l'esprit de l'enseignement dogmatique des
mystères, elle est logique et en conformité avec la
ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRA. 97
doctrine. Peut-être pourrait-on la compléter, en
admettant que, sous chacun de ses aspects nou-
veaux, le myste reflétait quelqu'une des vertus ou
des actions particulières de Mitlira, considéré, tour
à tour, comme le guerrier courageux en lutte
contre le mal, le principe du feu, le messager de la
saison de vie, le sauveur des hommes, etc. Les
deux explications sont plausibles, et n'ont rien
d'exclusif ni de contradictoire.
Ajoutons encore que les mithriastes n'étaient pas
seuls à user envers les initiés de ces désignations
bizarres. Les inscriptions révèlent des bœufs, des
bouviers et des archibouviers dans les mystères de
Sabazios et de Liber, des chevreaux dans les Orphi-
ques, des ours et les boucs dans le culte de l'Arté-
mis d'Ephèse.
Nous devons à Tertullien quelques renseigne-
ments sur la réception du Miles (1). Le myste,
vainqueur des épreuves, doit refuser la couronne
qui lui est présentée sur une épée : il la fait glisser
sur son épaute et répond : « Mithra est ma seule
couronne. » Comme le soldat enrôlé dans l'armée
romaine, il est alors marqué d'un signe au front et
fait partie de la milice sacrée (2). Le lion n'est plus
un simple initié, il est déjà attaché au service du
dieu; la plupart s'en tenaient à ce grade. Les
femmes elles-mêmes pouvaient y prétendre et rece-
(1) Tertullien : De covonà, cap. XV.
(2) Les initiés d'autres cultes, de "celui de Cybèle par exemple,
recevaient de même un sigae particulier. Sur la marque des sol-
dats, voir Acla Maximiliani et aussi Végèce, 11, 5.
Gasquet. — Mithra. 9
98 ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITORA-
vaient le nom de lionnes (1). La réception donnait
lieu à d'étranges et obscures cérémonies, dont le
sens nous échappe en partie. Le myste revêtait
successivement les formes de divers animaux, dont
il devait imiter les cris et les mouvements (2). On
l'enveloppait du manteau mystique, bariolé des
figures des constellations, semblable au voile olym-
pique des éleusinies et des isiaques, à Vastrochitôn
d'Hercule et à la nébride des dionysiaques. On lui
purifiait avec le miel les mains, la bouche et la
langue, ha corheaii était déjà un ministre inférieur
du culte (3); son nom venait de la constellation,
dont le lever héliaque annonce le solstice d'été ;
pour la même' raison, chez les Grecs, le corbeau est
consacré à Apollon (4) ; son image figure sur presque
tous les monuments au-dessus ou à côté du tauroc-
tone.
L'étrange figure du Griffon^ qui participe à la
fois du lion et de l'aigle, dénonce par cette parenté
seule des rapports certains avec les religions so-
laires. Il apparaît sur les monuments assyriens et
chaldéens de toute époque. Le motif du griffon
vainqueur du taureau, du bélier, du cerf, illustre
nombre de médailles et de vases orientaux et grecs ;
il se substitue à celui du lion, comme lui symbole
du principe igné qui triomphe du principe humide,
(1) Porphyre : Be abstin., lY, IG.
(2) Idem, ibid. : « Alii sicut aves alas percutiunt, voceni cora-
ris imitantes, alii vero leonum more fremunt. » {Quœstiones ve-
leres, attrib. à saint Augustin. Migne, t. XXXIV, p. 2214.)
(3) Porphyre : De abst., IV. 16, •JTrspE-uo'jVTs;.
(4J ^iien, De aiiim.., cap. XYIII.
ESSAI SUR LB CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRA. 99
figuré par les animaux herbivores. Les Grecs l'adop-
tèrent et lui firent place dans leur mythologie. Sur
des vases Bacchus est représenté traîné par un
griffon. Il sert de monture à Apollon quand le
Dieu revient du pays des hyperboréens. Il est le
gardien de l'or et des trésors cachés et son nom est
associé à d'innombrables légendes orientales.
Bien plus intéressante est la figure du Perses;
plus mystérieuse son origine. L'antiquité l'a iden-
tifié au Persée grec ; il parait avoir été dans les âges
primitifs de la Grèce le premier exemplaire, le
prototype du dieu solaire, vainqueur du dragon et
du serpent. Son nom est mêlé aux plus lointaines
légendes qui établissent les rapports mythiques
des populations asiatiques avec les races qui bâti-
rent Argos et Mycènes. Xercès, peut-être pour
flatter la vanité des Grecs et se gagner parmi eux
des sympathies, publiait la parenté de sa race avec
le héros qui délivra Andromède. Hérodote, de qui
nous tenons ce détail, donne ailleurs à Persée le
nom d' « assyrien » (1). Et telle paraît bien être
son origine. Phérécyde rattache son mythe à
la Phénicie, et l'on montrait en effet près de Joppé
le rocher oii fut enchaînée la victime du dragon.
Cette légende, remonterait plus loin encore, s'il faut
voir, comme le croit Oppert, en Persée, le héros
assyrien d'une aventure semblable à la délivrance
d'Andromède (2). Dion Chrysostôme, Ammien
(1) Hérodote, VI, 54 éwv Ao-oùptoc.
(2) Voir Rev. archéoL, 1892; Lenormant, L'épopée babylonienne ;
^lien : Histoire des animaux, 'Mi, 21.
100 ESSAI SUR "LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRA-
Marcellin font dePersée le fondateur de Tarse, cette
ville, une des plus vieilles de l'Asie, dont l'origine
assyrienne est incontestable et qui avait pour Dieu
national ce Sandan, dont nous avons relevé l'étroite
parenté avec Mithra (1).
Non moins curieux sont les éléments de la lé-
gende empruntés aux traditions persiques. Saint
Justin qui semble attacher une importance toute
particulière à Persée, nous met sur la voie de ces
recherches. Il y revient à deux reprises dans son
Apologie et dans le Dialogue contre Tryphon. Il
voit en lui le Sauveur, né d'une vierge, que le démon
oppose au Christ (2). Ce Sauveur ne serait-il pas ce
Çaoshyo fils de la vierge Eredat-Fedhri, né de la
semence de Zovoastre, et qui doit accomplir le der-
nier sacrifice et sauver aux derniers jours l'huma-
nité? Comme les autres génies de la Perse, il finit
par se confondre avec Mithra et par perdre en lui
sa personnalité. UAvesta fait une claire allusion à
sa destinée, le Bundehesch développe son rôle ; les
légendes arméniennes et parses conservent à
travers tout le moyen âge le souvenir de sa mira-
culeuse origine (3).
Le grade d'Hélius ou à'Héliodromus porte avec lui
(1) Dion Chrysost. : Oral., 23. Sur Tarse ; Amaiien Marc.
Hist. XIV.
(2) S. Justin : Dial. cont. Triph., cap. LXX. « Quando autem ex
Virgine audio Perseum, id quoque fraudulentum serpentem imi-
tatum intelligo ». ApoL, I. ch. LIV. <i Qimm autem illud audissent
ex Virgine nasciturum et per se ipsum in cœlum ascensurum,
perl'ecerunt ut Perseus diceretur. »
(3) Avesta. Yescht des Ferouërs, carda, 30 ; Bundelies/i,cdcp. xxxii;
Voir J. Darmesteter : Eludes iraniennes. Tom. II, p. 208.
ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE- MITHRA. 101
son explication solaire. Dans les monuments mi-
thriaques, on voile l'Héliiis, la tête ceinte de rayons
debout à côté de Mithra sur le char qui le conduit
au ciel (1).
Quant aux Patres^ ils constituaient le clergé pro-
prement dit ; on leur donnait le nom d'éperviei^s et
(V aigles. Porphyre distingue parmi eux trois degrés
de prêtrise, que les inscriptions mentionnent éga-
lement : les pères, les pères du culte {patres sacro-
rwn) et les pères des pères [patres patruin) (2). Le
père des pères était le chef suprême de la religion.
11 est intéressant de noter que les mêmes degrés
se retrouvent encore de nos jours chez les parsis
de l'Inde, au témoignage d'Anquetil : le hobed^ qui
a la connaissance des livres sacrés et des coutumes,
le mobed, qui est l'ancien mage, et le ministre du
culte; le mobeddesîoiir^ le chef religieux, chargé
d'interpréter les difficultés de la loi, et dont la dé-
cision est souveraine
V
SUCCÈS ET DÉCADENCE DU MITHRTACISME .
Le milhriacisme a dû le succès éclatant de sa
propagande à bien des causes différentes. Voici,
croyons nous, les deux principales :
(1) II semble qu'on doive lire Hélîodromits dans le manuscrit de
saint Jérôme. {Lettre à Lœta). Le même terme se lit sur une ins-
cription de Phrygie publiée par Ramsey, en 1883.
(2) Porphyre : JJe ahstin , IV, 16; confirmé par saint Jérôme,
Ep. 52, conlra Jovinianum.
9.
■^
*02 ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MYTHRA.
En lui le paganisme a trouvé la forme du mono-
théisme, auquel, à la dernière période de son évo-
lution, il devait aboutir, sous la double influence
de la philosophie et de l'enseignement des mystères.
Presque tous les dieux des religions anciennes
sont des dieux de l'atmosphère, des dieux de lu-
mière. Zeus est le frère, très reconnaissable, de
l'Ahura persan, du Varuna et de l'Iridra védiques.
Sur ces données premières, très vagues et relati-
vement simples, le génie plastique et anthropo-
morphique des Grecs a brodé les brillantes fan-
taisies de sa mythologie. Il a distingué et précisé,
mis de l'ordre et de la clarté dans le monde divin.
Par une série de dédoublements il a multiplié ses
dieux et traduit en drame et en action la physique
céleste. Or voici qu'à la fin des temps, grâce à des
simplifications facilitées par l'identité de nature,
ces dieux tendent à revenir à l'unité première. Ces
fils de la lumière s'absorbent dans le grand lumi-
naire, foyer de toute clarté. Mais ce syncrétisme ne
date pas seulement du m^ et du lV siècle de notre
ère. Il a été de tout temps dans l'esprit de la Grèce
et de Rome, en même temps que la tendance con-
traire à l'individualisme et à la variation. Grecs
et Romains donnaient les noms de leurs dieux à
toutes les divinités des barbares. C'est par un pa-
reil travail de simplification que l'hellénisme s'était
imposé à Rome et qu'une première fois s'était opérée
la fusion des deux mythologies. Rome à son tour
avait transformé en ses propres divinités les dieux
des peuples qu'elle avait conquis. Même la Tanit
ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRA. 103
de Carthage, elle l'avait revêtue du nom et des attri-
buts de la Junon céleste.
Il lui fut plus malaisé d'absorber les dieux orien-
taux qui ont une personnalité plus tranchée, et qui
pénètrent à Rome avec leurs adorateurs et leur sacer-
doce. La supérioriété de l'Orient,, en matière reli-
gieuse, s'aflirma pour la première fois. Rome ne
put rien gagner sur ces intrus, et ce fut elle qui
céda. Il se fit entre les divinités correspondantes un
échange continuel de dévotions et d'attributs. La
pénétration fut réciproque, bien qu'elle s'opérât
plutôt au profit de l'Orient, et les dissemblances en
vinrent à s'atténuer, au point que le Jupiter du
Latium ne différa plus sensiblement de Sérapis ou
de Mithra. Ceux-ci à leur tour s'enrichirent du
trésor accumulé de la pensée grecque ; la concep-
tion de la divinité s'élargit et s'épura, et ces dieux
égyptiens, syriens et persans se rapprochèrent du
dieu de Platon et de Philon.
Déjà nous avons vu qu'Élagabal avait essayé de
subordonner tous les dieux de l'empire à son dieu
d'Emèse, le Baal de Syrie. Les folies exotiques de
ce maniaque discréditèrent sa tentative, d'ailleurs
prématurée. Plus heureux, Aurélien, sous prétexte
d'unifier Jes dieux solaires, consacra l'empire au
Sol invictus. Mais pour le plus grand nombre bien-
tôt, le Soleil, ce fut Mithra, qui, par la vogue crois-
sante de ses mystères, dériva à son profit le courant
créé par la nouvelle religion officielle. Dès lors
c'est à lui que, par des détours subtils, tous les
dieux sont peu à peu ramenés. L'empereur Julien,
104 ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRA.
dans son traité le Roi Soleil, montre déjà com-
ment toutes les divinités de l'Orient et de l'Occident
peuvent rentrer les unes dans les autres et se ré-
duire au seul Mithra ; qu'une seule intelligence,
une seule providence agit sur le monde sous des
noms différents et qu'elle seule communique son
action aux anges, aux génies, aux héros et aux
âmes, qui veillent sur tous les mouvements du
monde, de la nature et de l'âme (1). Mais le théo-
ricien par excellence du syncrétisme païen fut Ma-
crobe. Ses Saturnales en sont comme le manifeste.
Dans ce dia;logue, imité de ceux de Platon, l'homme
qui par le prestige de son rang, par son autorité et
par sa science sacerdotale, dirige la conversation,
résume les avis et donne le ton aux débats, n'est
autre que Praitextatus, le préfet de Rome et le
père des pères du culte de Mithra. Parmi les inter-
locuteurs figurent les plus grands noms de l'aris-
tocratie païenne, Symmaque, le jurisconsulte Pos-
tumius, Flavien, Avienus Nicomachus, le philo-
sophe Eustathius, le grand médecin Disarius, le
grammairien Servius, tous personnages réels, qui
ont marqué dans l'histoire ou dans les lettres, et
dont les recueils d'inscriptions nous énumèrent les
fonctions et les dignités. C'est devantcette assemblée
que Prœtextatus s'évertue à démontrer l'identité
originelle et foncière de toutes ces divinités que
l'ignorance et l'erreur ont seules séparées et op-
posées.
(t) Julian, xii-xvi.
ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRA. i05
C'est ainsi que par l'effet d'un syncrétisme effréné
toute démarcation en vient à s'effacer entre les reli-
gions les plus disparates. Les dieux, jadis hostiles
comme les cités, se réconcilient dans l'unité romaine.
Les traits particuliers de leur physionomie
s'émoussent ; leur personnalité se perd ou s'échange.
Chacun d'eux devient à son tour tous les Dieux.
Cette fusion s'opère au profit surtout du dieu solaire.
L'œuvre commencée dans les sanctuaires d'Orient,
poursuivie dans les mystères de la Grèce, s'achève
aux; derniers siècles du paganisme dans la pleine
faveur des mystères renouvelés. Bacchus, qui n'était
déjà plus que le prête nom d'Apollon pendant les
saisons d'automne et d'hiver, s'identifie avec Osiris
et Sérapis, et finit par prêter ses formes ambiguës
et ses attributs à Mithra lui-même. Comme Zeus,
comme Sérapis, Hélios, et surtout Hercule, il
devient un Invictus. La personnalité orientale de
l'Hercule grec, longtemps dissimulée sous les fan-
taisies anthropomorphiques des poètes, reparait dans
tout son éclat. Pour les contemporains de Porphyre,
il n'est plus que le Soleil et la fiction des douze
travaux que sa marche dans les douze signes (1).
Pour Plu tarque. Hercule « est incorporé au soleil et
accomplit avec lui son évolution (2) ». Dans ses
Dionijsiaques\ le poète Nonnus accumule sur lui
la gloire de tous les dieux. » Hercule à la tunique
astrale, prince du feu, gouverneur du cosmos, qui
(1) Porph. dans Eusèbe : Prœpar. Evang., L. III, c. II). Voir aussi
Servius. In Mneid, lib. VI, v. 294.
(2) Plut. •: De Iside, cxli: tÇ y))Im £vtSpy[j.é\ov (7"J[j.7r£pt7roX£tv.
d06 ESSAI SÛR LE CULTE ET- LES MYSTÈRES DE MITBRA.
sur le disque brûlant du soleil, pousse ses chevaux
sur la voûte de l'écliptique, bélier de l'Euphrate,
Hammon, Apis, Zeus assyrien, Sérapis, Kronos,
Phaéton, Mithra, Soleil de Babylone, Eros (1) ».
J'arrête ici l'énumération qui n'est pas close. Le
dieu Janus, trouvé jadis si rebelle à toute identifi-
cation qu'on le reléguait seul dans un coin du ciel,
rentre maintenant dans le système général. Lui
aussi a droit à sa part de divinité solaire. Car il
ouvre l'année avec le solstice d'hiver ; il compte
douze autels, en l'honneur des douze mois, et ses
deux mains portent le chiffre de 363. L'hymne
curieux à Attis, conservé dans les Philosophoumena^
montre le dieu syrien identifié à la fois à Pan,
à Bacchus, àSabazius, à Saturne, à Zeus, à Adonis,
à Sérapis, à Men, à l'Adam de Samothrace etc. (2).
Toutes ces divinités se fondent en un amalgane
mystique, se mêlent, figurent côte à côte dans les
inscriptions. Il en est de même des déesses ; Junon,
Aphrodite, Démêler, Athéné, Hécate se distinguent
à peine ou ne se distinguent plus des Astarté ou
des Isis. On connaît les belles litanies de l'Isis
myrionyme d'Apulée (3). La plupart d'ailleurs ne
sont que le dédoublement des dieux mâles, leur face
ou leur miroir, comme disaient les Phéniciens de
leur Bélith. Leur personnalité n'est que d'emprunt
et de retlet, comme l'éclat de la lune réfléchit celui
du soleil. Tous les panthéons païens aboutissent à
(1) Lib. XL, V. .^75.
(2) Philosoph., lib. V, 169-171.
(3) Apulée : Métam., lib. XI.
ESSAI SUR LE CyLTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRÂ. 107
l'apothéose du dieu solaire, dont le vrai nom pour
le plus grand nombre est Mithra (1). C'est ainsi que
dans les compositions mithriaques, le tableau se
charge de plus en plus de divinités, traitées à la
grecque ou à la Romaine, en qui l'on a peine à
reconnaître les génies de la Perse et de la Chaldée.
L'astre naissant chasse des monstres anguipèdes
qui ressemblent aux Tétans, ennemis de Zeus. Les
cinq planètes revêtent les corps des divinités de
l'Olympe et la cour de Jupiter remplace le bêhesht
ou le Paradis persan (2).
En même temps et par les voies concordantes,
la philosophie néo-platonicienne aboutissait à des
conclusions identiques. Mêlant l'astrologie aux
spéculations théologiques et la théurgie à la dialec-
tique, elle proclame l'f/h, principe de toute chose,
dont la manifestation sensible est le soleil. Il y a'
parité étroite de doctrine entre Macrobe et Proclus,
Ce fut surtout sa morale active et pratique qui
valut au mithriacisme la faveur des derniers Ro-
mains.
La morale est l'expression la plus fidèle des
forces intimes et réellement efficaces d'une religion .
Elle en représente le suc et la moelle. Quand cette
sève tarit, la religion dépérit et meurt, réduite à de
(1) Sur le syncrétisme de ces derniers siècles, je renvoie eux
chapitres du beau livre de J. Réville : la Religion sous les Sévù es.
(2) Monument d'Osterbruckeû.
•108 ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITERA.
simples rites et à des formules, comme la plante
desséchée à des fibres sans nourriture. Mithra mé-
rita safortune parce qu'il sut garder de la pureté du
culte de Mazda. S'il se dépouilla d'une partie des
formes rituelles, presque aussi touffues et aussi minu-
tieuses que celle du T'almud, il en conservera du
moins l'esprit général et les directions spirituelles.
La mazdéisme est par essence une religion mo-
rale. Elle tient tout entière dans la lutte de la
lumière contre les ténèbres, du bien, contre le mal
et dans la victoire du premier principe. Le drame
céleste, transporté dans le domaine de la conscience,
gouverne la vie du croyant et commande toutes
ses actions. La condition de la victoire est l'effort,
effort de toutes les heures et que rien ne peut dé-
courager. Les ferouers eux-mêmes n'acceptent la
déchéance d'un corps mortel, que par vaillance et
pour aider Mazda dans le combat universel contre
le mal. Aussi à l'exemple de Mithra, le guerrier
infatigable, qui ne dort ni jour, ni nuit, lemithriaste
est avant tout un soldat, et le mithriacisme une
milice. En cette doctriiie, les Romains sentaient
revivre, avec la résignation et l'abstention en moins,
l'allégresse de l'action en plus, quelque chose de
l'esprit du stoïcisme, qui deux siècles auparavant,
avait eu pour eux tant d'attrait ; en même temps
qu'ils y trouvaient un ensemble de dogmes qui ré-
pondait mieux à l'état présent de leurs âmes.
Dès leur premier contact avec les Perses, les
Grecs furent frappés par la supériorité morale de
ce peuple de montagnards qui faillit conquérir le
ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITERA. 109
monde et ils sentiront pour lui une vive admira-
tion. On connaît le mot d'Hérodote : « Les Perses
apprennent trois choses à leurs enfants ; à monter à
cheval, à tirer de l'arc et à ne point mentir». Il vante
la sûreté de leur parole et de leurs engagements.
« La poignée de main d'un Perse, écrira Diodore,
est le gage le plus certain d'une promesse. » Parole
conforme à cette belle sentence de VAvesta : « Le
contrat doit tenir envers le fidèle comme envers
l'infidèle. » Défense est faite au mazdéen de con-
tracter une dette ; car la dette induit au mensonge,
qui est le plus grand péché contre Mithra. Xéno-
phon, qui est un témoin, écrit son roman de la Cyro-
pédie, comme plus tard Tacite sa Germanie^ pour
opposer l'éducation virile et réservée des Perses, à
la vie frivole et dissipée des jeunes gens d'Athènes ;
et Platon lui-même reconnaîtra que leur culte est le
plus pur que l'on rende aux dieux.
Religion à base pessimiste, puisque pour elle la
vie est une épreuve de l'âme et une diminution de
l'être, le mazdéisme ne conclut pas, comme le boud-
dhisme, à la suppressine de l'action et à l'anéantis-
sement de la pensée. Une verse pas, comme quel-
ques sectes chrétiennes, dans un ascétisme stérile.
Le roi Yézdegerd reprochait aux chrétiens de ses
États « de louer la mort et de mépriser la vie, de
ne point faire cas de la fécondité de l'homme et
de vanter au contraire la stérilité, de sorte que,
si leurs disciples les écoutaient, ils n'auraient plus
aucun commerce avec les femmes, ce qui amènerait
la fin du monde ». Au contraire, le Persan a le goût
Gasquet. — Mithra. 10
'i:10 ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRA,
Ik plus vif de la vie et de l'action. Ce n'est pas dans
lu résignation, mais dans la lutte qu'il fait consister
là vertu. Multiplier la vie et les œuvres de vie, c'est
accroître le domaine de Dieu. La vie est le moyen
que la divinité nous donne pour mériter les récom-
penses futures. « Quelles sont, demande Zarathustra,
les trois choses qui causent le plus de joie à la terre ?
• — C'est d'abord, répond le dieu, la piété de l'homme
Juste ; puis c'est là oii un homme juste se bâtit une
tlemeure, pourvue de feu, pourvue de bétail, de
femmes, d'enfants et de gens de service excellents ;
la troisième, c'est là oii se cultive le plus de grains,
d'arbres, de pâturages et d'arbres portant des fruits,
oii l'on arrose les terrains secs et l'on dessèche les
terrains humides. » « Qui sème le blé, sème la sain-
teté, il fait marcher la loi de Mazda. » L'homme
marié, dit encore le législateur, est préférable à celui
qui ne l'est pas ; le père de famille a celui qui n'a
pas d'enfants ; le possesseur de terres à celui qui
n'en a point. »
La loi de Mazda est une loi de pureté. Ce n'est
pjas seulement la pureté rituelle qu'elle prescrit,
maisla pureté en paroles, en pensées et en actions II
n'est pas de formule qui revienne plus souvent dans
VAvesia. Elle condamne dans les termes les plus
sévères la prostitution, l'infidélité, les manœuvres
abortives, la séduction des jeunes tilles. Elle vante
la sainteté de l'état de mariage et l'avantage d'une
nombreuse postérité. Elle fait au riche un mérite
de faciliter l'établissement des filles pauvres. Ces
maximes devaient plaire, aux Romains, qui depuis
ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITIIRA. Ifl
Auguste, multipliaient les lois contre le célibat, la
dépopulation de Fltalie, la ruine de l'agriculture et
l'extension menaçante des terres infertiles. La reli-
gion, par ces opportunes prescriptions, prêtait em.
législateur son autorité pour conjurer un mal,
contre lequel toutes les forces de l'État s'avouaient
impuissantes.
A ces jugements pratiques sur la dignité de la
vie et l'utile emploi de l'activité humaine, VAvesta;
joint un sentiment très élevé et très délicat de la
beauté morale. Je sais peu de pages, dans les litté-
ratures antiques, plus poétiques et plus gracieuses
que celles qui décrivent la mort du juste. « Dès que
la lumière commence à poindre, l'âme de l'homme
juste se trouve au milieu des plantes. Un souffle
parfumé lui arrive du côté du midi. L'âme aspire
ce souffle. Alors de ce parfum s'avance vers lui sa
propre nature, sous la forme d'une jeune fille, belle ,
brillante, aux bras vermeils, de taille élancée et
droite. — Qui es-tu-, toi, la plus belle des jeunes
filles que j'ai jamais vues? — Alors sa propre nature
lui répond : Je suis tes bonnes pensées, tes bonnes
actions, la nature même de ton être propre. — Qui
t'a parée de cette grandeur, de cette excellence, de
cette beauté, qui répandent une odeur parfumée,
telle que tu te présentes devant moi? — C'est toi,
ô jeune homme, qui m'as parée de la sorte. Lors-
que tu voyais ici-bas quelqu'un pratiquant les
œuvres du mal, se rendant coupable de séduction
OQ d'oppression, tu t'inclinais en l'avertissant, réci-
tant devant lui les gâthas à haute voix. Ainsi tu
112 ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRA.
m'a rendue, moi aimable déjà, plus aimable encore,
belle, plus belle, désirable, plus désirable. »
Quelqiies auteurs, pour avoir abordé, peut-ôtre
avec quelque prévention, l'étude du mithriacisme,
ont contesté la pureté de sa doctrine et prétendu
faire de ses mystères une école de vice et d'immo-
ralité (1). Cette thèse est fondée sur un document
unique, dont l'interprétation reste fort douteuse.
Il s'agit de la curieuse eténigmatique sépulture trou-
vée dans le cimetière chrétien de Prétextât à Rome.
Là, sont inhumés à côté l'un de l'autre, Vincentius
qui s'intitule numinis autistes Sabazis, ■ prêtre du
dieu Sabazius, et Aurélius — SDSIM — ce qui peut
se lire sacerdos dei Solis invicti. Mithrse^ pontife du
dieu Soleil invaincu Mithra. La tombe du premier
est ornée de deux fresques ; l'une représente le
banquet de sept prêtres ; l'autre nous peint la destinée
de Vibia, l'épouse défunte de Vincentius. Entraînée
dans les enfers, elle comparait devant le tribunal oii
siègent Dis Pater et Abra Cura, c'est-à-dire Pluton
et la bonne déesse Cora. Elle est assistée par Alceste,
le type de l'épouse fidèle, qui par son dévouement à
son mari à mérité de revivre, et symbolise ainsi la
(1) AUard {Dernières persécutions) : p. 220 et suiv. « Il n'impose
à ses fidèles bI austérité, ni renoncement, ni vertu. Les tombes
des prêti'es et des initiés montrent des peintures immorales, des
sentences matérialistes, mêlées à des images qu'on croirait
échappées d'un pinceau chrétien. — 11 se propage surtout dans les
camps, séjour des vices grossiers et des généreuses vertus. «Au
contraire, voir Tertullien : De coronâ, c. xv, le passage qui
commence ainsi : Erubescite, commilitones ejus, jam non ab ipso
judicandi, sed ab aliquo Mithrœ milite « Et Idem: De prescrifit.,
c. XL : « Et summum pontificem unius nuptius statuit ; habet et
virgines, habet et continentes. »
ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTERES DE MITHRA. H3
résurrection. Reconnue indemne de fautes, elle est
introduite par son bon ange [angélus bonus) dans la
salle du banquet des justes. Une inscription mutilée
accompagne la fresque et place ces paroles dans la
bouche de Vibia : plures me antecesseriint, omnes
expecto. Manduca, Inbe, lude et veni ad me. Cum
vives henefac hoc tecum feres » On peut traduire
« Plusieurs m'ont précédé et j'attends tous (les
autres) ; mange, bois, joue, et viens à moi. Fais toi
du bien tant que tu vivras^ cela seul tu C emiporteras
avec toi )> ou « Fais le bien tant que tu vivras., tu
n'emporteras que cela dans la tombe » La tombe
d'Aurélius est sans peinture ; à côté seulement sont
dessinées deux figures, en qui l'on prétend recon-
naître le me/es de Mithra; au sommet deVarcosolium,
est figurée une Vénus nue, entourée des emblèmes
des quatre éléments. On lit sur une inscription ces
paroles étranges : Qui basia, voluptatem jocum
alumnis suis dédit » (1). ,
La singularité de cette tombe appelle quelques
remarques nécessaires.
A part l'inscription SPSIM, dont le sens est hy-
pothétique, rien n'y suggère l'idée du culte et des
mystères de Mithra. La Vénus nue, vue de dos,
environnée des quatre éléments, fait penser à une
déesse-nature de la Phrygie ou de la Ghaldée. On
ne la retrouve sur aucun monument mithriaque au-
thentique. L'absence même de toute figure féminime
(1) Voir Garucci : Mystères du syncrétisme phrygien (Cahier et
Martin, t. IV). Le Blanc : Inscr. c/irét. de la Gaule, T. ][, p. 71 •;
Lenormant : Rev. arch., t 29, ann. 1815. Rossi : Bullet., 1870.
10.
114 ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITRnA,
sur ses monuments est une des particularités signa-
létiques du mithriacisme. Le personnage lauré,
en qui l'on a cru reconnaître un miles, me paraît
douteux. Le miles des mystères, si on lui présente
une couronne, doit la repousser et répondre : Mithra
est ma seule couronne.
Tout au plus pOurrait-on supposer que l'Aurélius
du cimetière de Prétextât, appartient à quelque
secte dissidente issue du Mithriacisme, à quelque
hérésie mithriaque. L'hypothèse n'auraitrien d'im-
possible. A l'ombre des églises officielles, à côté
d'elles et contre elles pullulaient des sectes pareilles,
témoignage de la fermentation religieuse qui agita
les derniers siècles du paganisme et les premiers
du christianisme. J, Darmesteter nous apprend
qu'en Perse, après la réforme du Sassanides, plu-
sieurs sectes à tendances épicuriennes se réclamaient
du Zoroastrisme. Bien qu'illégitime, cette descen-
dance s'explique par cet amour de la vie et des
œuvres dévie qui éclate dans les versets do VAvesta
et que le livre sacré concilie avec les prescriptions
les plus minutieuses concernant la pureté.
Sans recourir à cette hypothèse, on ne saurait
trop s'étonner de l'opposition qui éclate entre le
texte des inscriptions et les tableaux qu'elles
semblent devoir illustrer. C'est la descente d'une
âme pure aux enfers que ceux-ci représentent, sa
justification et son admission au ciel des bienheu-
reux. Un bon ange l'accompagne et Alcestre l'escorte,
l'épouse modèle, qui pour son dévouement mérita
d'être ressuscitée. Et c'est de la bouche de cette Vibia,
ESSAI SUR LE CULTE" ET LES MYSTÈRES DE MITHRA. 118
femme aimée et honorée par son mari, que sortent
ces triviales invitations au matérialisme le plus gros-
sier, cette négation de la récompense d'outre-tombe !
Cette contradiction suffit seule à tenir en défiance.
Elle a justement inquiété le sagacité du docte
Rossi, Il remarque que peut-être les paroles de Yibia
ne font pas allusion à de honteuses orgies et qu'elles
se rapportent à ce banquet des bienheureux où
l'épouse justifiée est conviée àprendre sa place. Dans
VAvesta, ajoute-t-il, tout parle de purification de
l'âme. Mithra est appelé par excellence le pur, et
l'inscription du mithrseum, d'Ostie le qualifie de
jiivenis incorruptiis. Il rapproche enfin la fresque
de Prétextât de celle de Saint-Clément, où est figuré
le chaste Hippolyte fuyant les séductions de l'inces-
tueuse Phèdre et pressant avec ses compagnons les
préparatifs de la chasse. La vie éternelle lui est pro-
mise pour prix de sa vertu.
L'inscription manduca, bibe, Inde du tombeau
de Vincentius, fait penser à une autre inscription,
plus Abeille de bien des siècles et qui s'exprime en
termes absolument identiques. Arrien nous rap-
porte (l) que lorsque les soldats d'Alexandre tra-
versèrent la Cilicie, ils trouvèrent à Anchiale, près
de Tarse, le tombeau, dit de Sardanapale, sur lequel
on lisait le fameux : Izxiz, r:bn, '::aTÇ£, que devait ré-
péter si longtemps après la Yibia des catacombes.
Les Grecs, dit Arrien, furent scandalisés et la fâ-
cheuse réputation du fabuleux monarque assyrien
(1) Arrien, H, 5.
116 ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRA-
tient peut-être à cette lecture. Or le monument
d'Anchiale n'est pas le tombeau de Sardanapale.
C'est un pyrée, semblable à ceux des médailles de
Tarse, probablement élevé en l'honneur du dieu
régional, Sandan, l'hercule assyrien, qui, purifié
par la flamme du bûcher, retourne au ciel se con-
fondre dans la gloire du soleil. On a supposé encore
qu'il s'agissait du tombeau de Sennuchérib, le
second fondateur de Tarse, dont Bérose nous apprend
qu'il se fit élever un monument recommandant
V à la mémoire des siècles sa vaillance et sa ver-
tu » (1). Dans les deux cas, nous surprenons
la même contradiction, précédemment relevée,
entre la signification du monument et le sens litté-
ral des paroles prêtées au héros. Il ne nous appartient
pas de la résoudre ; il nous suffit de la constater.
Peut-être sont-ce là tout simplement des paroles
mystiques, dont le sens réel nous échappe, et que
se transmettaient de siècle en siècle les initiés,
comme celles des mystères d'Eleusis, relatives, au
cyceun et au tympanon^ qui ne sont pas sans res-
semblance avec elles.
Pour conclure, il est peu vraisemblable que le
mithriacisme soit intéressé dans les découvertes
faites au cimetière de Prœtextat ; le fùl-il, les
inscriptions et les dessins que ces tombes ren-
ferment ne prouvent rien contre la moralité de
son culte.
11 serait assurément téméraire de conclure à
I
(1) Voir le Mémoire de R. Rochette : l'Hercule assyrien. (Ac.
I.B. L. t. XV1L1
ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRA. 117
l'identité absolue de la doctrine avestéenne et de
l'enseignement donné dans les mystères de Mithra.
Les mêmes causes qui, à travers les siècles, ont
altéré le dogme persan, et détruit même la hiérar-
chie de ses dieux, les adaptations successives aux-
quelles Mithra s'est prêté, ont dû certes exercer leur
action sur d'autres parties de la doctrine. Il est cer-
tain que VAvesta ne fut pas le livre sacré, la Bible
des mithriastes. Du moins se réclamaient-ils de
Zoroastre et de la tradition de son enseignement,
conservé au sein de ces sectes religieuses de l'Asie,
qui précisément à la même époque, reconstituaient
le texte perdu et proscrit et restauraient le ma-
gisme. Remarquons encore* que VAvesta est une
morale, bien plus qu'une mythologie ; autant l'une
est indigente, autant l'autre est riche en préceptes -
d'une rare élévation. Seule celle-ci méritait de sur-
vivre. Tout ce que nous savons par les anciens de
l'histoire et de la morale dumithriacisme, le témoi-
gnage même que lui rendent les auteurs chrétiens,
établit et fortifie cette concordance. Faut-il ajouter
que, de nos jours encore, les Parsis ont gardé fidè-
lement l'observance des préceptes de Zoroastre, et
qu'ils se distinguent entre toutes les populations
de l'Inde, par les mêmes vertus que recommande
le livre sacre? sévérité des mœurs, goût de la vie
familiale, aversion du mensonge, probité dans les
transactions, amour du travail. Ces qualités, aux-
quelles il faut joindre de secrètes affinités de na-
ture, déjà signalées, et la singulière opportunité de
sa prédication, expliquent la séduction particulière
118 ESSAI SUR LE CULTE ET LES M-YSTÈRES DE MYTHRA.
que le mithriacisme exerça sur les Romains de la
dernière période de l'empire,
Quand le christianisme apparaissant à la lumière
des prétoires força les lettrés et les gens du monde
à s'occuper de lui, après l'avoir d'abord pris pour
une secte juive, on le confondit avec un de ces
cultes solaires, qui venaient si nombreux de
l'Orient. L'empereur Adrien, visitant cette Alexan-
drie oii fermentait l'agitation religieuse de tant de
sectes discordantes, ne distingue pas encore nette-
ment les adorateurs de Sérapis de ceux du
Christ (1). Mais déjà Gelse, mieux informé, démêle
des ressemblances entre le christianisme et le culte
de Mithra : « Celui, dit-il, qui veut comprendre les
mystères des chrétiens doit les comparer avec les
mystères des Perses (2), » et lui-même institue
cette comparaison au cours du traité que réfute
Origène. Tertuilien à son tour avoue des analogies
qui ont pu prêter à la confusion. « D'autres, dit-il,
cette fois avec jjIus de bienveillance pour nous et de
vraisemblance^ croient que le soleil est notre dieu,
parce que, pour prier, nous nous tournons vers
(1) Ep. Eddr. nd Servianum (FI. Vopiscus : Salvrnini vita).
« ilii qui Serapiin colunt, christiani sunt et devoti sunt Serapi
qui se Christi episcopos dicunt. »
(2) Origine : ad Celsum, cap. 24. Trad. « Absoluto de Mithriacis
sermone, déclarât Ceisus eum qui mysteria christiana exigere
voluerlt ad Persarum mysteria, alia cum aliis comparaverit,
cogniturum quid inter utraque iatersit discriminls. »
ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITURA. Ad
l'orient et parce que nous faisons du jour du soleil
<ielui du repos et de la joie ; mais nous agissons ainsi
pour des raisons tout autres (1), « Saint Augustin
relève les mêmes confusions, en ajoutant que les
■chrétiens célèbrent le créateur dans sa création.
Il faut dire que les chrétiens, surtout ceux
d'Orient, par leur langage tout pénétré de formules
empruntées aux religions de la Syrie et de la Perse,
•entretenaient eux-mêmes cette illusion. Pour
l'évangéliste d'Ephèse, Christ est la lumière venant
en ce monde. L'Apocalype abonde en images et en
symboles qui portent la marque de la Perse et de la
•Chaldée. Ignace d'Ephèse parle en ces termes de la
venue du fils de Dieu : « Un astre a brillé dans le ciel
au-dessus de tous les astres, et les astres ainsi que le
•soleil et la lune, lui ont fait cortège ; et lui-même
par son éclat éclipsait toutes les lumières (2j. »
Plus étrange encore est la réflexion de Meliton de
Sardes : « Si le soleil, la lune et les étoiles se
plongent dans l'océan, pourquoi le Christ ne se
serait-il pas plongé dans le Jourdain? » Car il est
« le soleil qui s'est élevé de l'orient (3) •>->. On accu-
mulerait les citations dé ce genre, qui excusent
l'erreur des païens. Le chrétien, mis en demeure
•de sacrifier aux idoles, répondait par le mot de
l'exode (c qu'il ne sacrifierait qu'à Dieu seul »
(Domino so/i). Le magistrat habitué à lire la même
(1) TertuUien : ApoL, c. xvi. «Alii plane humanius vel verisi-
•milius soleiu credunt deum nostrum, etc. »
(2) Ignatius, Eph.. 19, 2.
(3) Melito (Frag. Ttôpi ).o-jTpo-j dans les les Analecla deDomPitra)
cité par G. Wobheriuin, p. 127, op. cit.
120 ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE 'MITHRA.
formule sur les monuments et les monnaies, répli-
quait: « Sacrifie donc au dieu soleil? » Ce jeu de
mot qu'on retrouve dans les Actes des martyrs était
fort, connu, et plusieurs auteurs chrétiens prennent
la peine d'en donner l'explication (1).
Mais ce sont surtout les sectes gnostiques, mai
séparées encore pour les profanes de l'orthodoxie
chrétienne, qui travaillent de propos délibéré à
cette confusion (2). Transfuges de tous les sanc-
tuaires de l'Orient, ces dangereux hérétiques pré-
tendent appliquer au christianisme les procédés du
syncrétisme, qui a déjà fondu et amalgamé les
religions asiatiques. Peu faits à la simplicité de&
Ecritures et du culte primitif, il s'efforcent de
découvrir un sens caché et raffiné au texte sacré.
Ils se réclament de révélations particulières, d'une
doctrine secrète de Jésus, transmise aux apôtres,
et multiplient les écrits apocryphes, qui ont laissé
tant de traces dans les traditions populaires. A la
liturgie trop sèche et trop nue de la synagogue, ils-
mêlent les pratiques des mystères chaldéens,
phrygiens, égyptiens, et, selon la forte expression
d'un Père, « diffament le Christ en lui prêtant
les traits et les attributs d'Attis, d'Adonis et
d'Osiris» (3). Ils prodiguent les charismes, les arts-
magiques, l'astrologie, les formules d'incantation.
(1) Saint Augustin, De civifate Dei, 19. Voir Le Blant : Les persé-
cutions et les Martyj's, c. vu.
(2) Sur les gnostiques, voir surtout l'auteur des Philosophou ■
mena, lib. V, et saint Épiphane: Contra hoer.
(3) Philosoph.. lib. V, c. cxl-clu : » Congerentes mysteria
ethnicorum, diffamantes Christum. Inventores novae grammaticae:
ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTERES DE MITERA^ 121
Ceux-ci voient dans l'astre Céphée Adam, Eve dans
Canopée, le logos dans Persée; ceux-là suscitent
Hercule pour combattre contre les mauvais anges,
et* ses douze travaux ne sont que les péripéties de
cette lutte. Mais ce sont surtout les spéculations de
Platon et de Philon sur le logos qui exercent leur
subtile dialectique. Il devient pour eux, le Christ,
dont Hermogène place le tabernacle dans le soleil.
D'autres l'identifient au mystérieux lao chaldéen,
interprétant de façon nouvelle l'oracJe de Clàros,
qui consulté sur ce dieu, avait répondu : « Sache
que le premier des dieux est /«o, qui s'appelle Hadès
pendant l'hiver, Zeus au printemps, le Soleil l'été
et lao l'automne (1). » Jésus devient un éon et on
lui donne pour assesseurs 360 éons inférieurs, qui
répondent aux 360 degrés du zodiaque. Basilide ex-
prime la toute-puissance divine par le terme magique
à^abraxas qui reproduit par la valeur numérique de
ses lettres le chiffre de 36S. Saint Jérôme (2) cons-
tate que les mithriastes usent du même procédé et
obtiennent le même résultat, en opérant sur le&
lettres du mot MeÀthras. Le secte des pauliciens,
qui subsista jusqu'au xii° siècle sur les bords d&
l'Euphrate, Aboyait distinctement la figure du Christ
dans l'orbe solaire. Le succès des manichéens, qui
. séduisirent un instant la jeunesse de saint Augus-
artis vatem suum Homerum hœe prodere per arcana profltentur
et sacrarum scripturarum expertes in talia commenta abducen-
tes, ludifjcantur. »
(1) Macrobe : Saturn., i, c. xvrii.
(2) Saint Jérôme. Comm. in Amos, 9-10 : « Quem ethnici sub
eodem nomine aliarum literi'arum vocant Metôpxv. »
Gasqdet. — Milh'a. 1 1
122 ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITBRA.
tin, est surtout fondé sur l'alliance des cultes mi-
thriaque et chrétien. Ils avaient formé « une sorte
de glu des syllabes du nom de Dieu, de celui de
Jésus -Christ et du Paraclet, l'esprit saint consola
teur » (1). « Quel aliment, continue le Père,
offraient-ils à mon âme affamée ? C'était au lieu de
vous, le soleil et la lune, œuvres splendides de vos
mains, mais enfin vos œuvres et non pas vous. »
A la conférence contradictoire de Cascar. l'évêque
Archélaûs dit à Manès : « Prêtre de Mithra, tu
n'adores que , le soleil » ; et dans la cérémonie de
réconciliation imposée aux manichéens, on leur
fait jurer que le Christ et le Soleil ne sont pas
pour eux la même personne (2).
En réalité, le mithriacisme et le christianisme
^ doivent fort peu l'un à l'autre. Les analogies sont
toutes de surface. Les croyances et les dogmes mi-
tliriaques plongent leurs racines dans les traditions
très lointaines de la Perse et de la Chaldée. Ils
procèdent de données premières, dont on peut
vérifier l'origine et qui furent fécondées par la
science des prêtres et les leçons de la philosophie
grecque, pour les accommoder aux goûts, aux idées
et aux formes de la civilisation greco-romaine. Sa
symbolique était arrêtée, avant que ne se répandît
la foi des chrétiens, puisque Stace, le contemporain
de Domitien, nous dépeint déjà Mithra sous les
attributs et avec le geste qu'il gardera jusqu'à la
fin. Il est toutefois vraisemblable que le désir de
(!) Saint Augustin : Confes., lib. III, c. iv.
^2) Saint Épiph. : Adv. liserés, t. II, lib. ii, par. 4G.
ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRA. 125
rivaliser avec le christianisme et d'entraver sa pro-
pagande, a pu conduire, surtout dans les derniers
temps, les mithriastes à insister davantage sur cer-
taines analogies et à donner plus de relief à quelques-
uns' de leurs symboles. L'introduction sur le&
monuments de la dernière époque du repas sacré,
surtout l'extension du taurobole doivent procéder
de ce sentiment. Grégoire de Naziance accuse for-
mellement Julien d'avoir été guidé dans sa politique-
religieuse par un parti pris d'imitation sacrilège ;
et tout dans la conduite de l'empereur justifie ce
reproche (1). C'est une préoccupation de même
ordre que semble trahir ce propos d'un prêtre do
Mithra, rapporté par saint Augustin : « Mithra est
chrétien (2). »
Quant au christianisme, comme pendant long-
temps il ne recruta sa clientèle que parmi les déser-
teurs des cultes paiens, « qu'on ne naissait pas-
chrétien, mais qu'on le devenait, « il est inévitable
qu'une foule de termes empruntés à la langue des
mystères ait passé dans la sienne, que des usages se
soient maintenus, que certaines dévotions exté-;
rieures se soient fait leur place dans le nouveau!
culte (3). Les gnostiques, qui prétendaient jeter lel
pont entre les deux religions et les concilier grâce
à l'interprétation arbitraire des symboles, aidèrent
(1) Grég. de Naziance, Orat. cont. Jul., 1. c. lu: A^fiaTt [aèv
oy)^ôffffp 10 Xo-JTpbv àuopp'JTrrsTat, ir^ zaô'ï;[Aâç Tc),£!W(7t TviV Tc).£tw(7tv-
TO-j jA-lcroyç àvTtTtôslç.
(2) Saint Augustin , In Joannem, 5.
(:î) Voir la longue liste de ces emprunts dans G. Anrich, Da»
antike Mystei-iénwes,:n, c. i\ .
124 . ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRA.
beaucoup à ce passage. On avait beau dépouiller
le vieil homme et revêtir par la foi et le baptême
de Jésus un homme nouveau, les habitudes d'esprit
étaient plus tenaces que l'idée religieuse elle-même.
La rupture ne s'opérait pas d'un coup brusque et
absolu ; la conversion changeait l'âme, les yeux
s'ouvraient à une lumière inconnue, mais les
termes manquaient pour noter les sentiments qui
s'agitaient confusément au fond des âmes. Les
moules de la pensée restaient intacts, quand la
pensée s'était déjà modifiée. Saint Paul lui-même,
pour se faire entendre, emprunte aux mystères les
termes d'initiation et d'époptie. Il faut considérer
enfin qu'après la conversion des empereurs, et sur-
tout après l'échec de la restauration de Julien, la
foule longtemps indécise, hésitante à prendre parti,
se précipita dans l'Eglise. Les temples païens se
fermèrent, les basiliques se remplirent. A ces nou-
veaux venus les évoques ne pouvaient opposer les
barrières, interjeter strictement les délais, qui
étaient justement imposés aux catéchumènes, afin
de les instruire et d'éprouver leur foi. Ces conver-
sions en masse, sans altérer la doctrine, laissèrent
pourtant filtrer bon nombre d'éléments de prove-
nance étrangère. L'Eglise, toute à la joie de son
triomphe, sûre d'ailleurs, avec la connivence du
pouvoir, d'avoir raison des dernières résistances
de ses ennemis et de rester à l'abri de. leurs revan-
ches, ne se montra ni trop sévère, ni trop exi-
geante. Même elle crut pouvoir sans danger com-
poser avec quelques-unes des superstitions les plus
ESSAI -SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRA. 125
profondément enracinées dans les habitudes popu-
laires. Au lieu de les heurter de front, elle préféra
les adopter, et les sanctifier en les faisant siennes.
C'est ainsi que plusieurs des fêtes et des pompes
du paganisme, celles surtout qui associaient la divi-
nité aux changements des saisons qui rythment les
travaux périodiques de la terre, devinrent chré-
tiennes.
La plus notable et la plus heureuse de ces adap-
tations consista à fixer. la fête de la Nativité au
25 décembre, le jour même des Natdlitia de Mithra
et celui où le soleil entre dans le solstice d'hiver.
C'était une des grandes fêtes du paganisme ; elle
succédait immédiatement aux saturnales ; des jeux
solennels et magnifiques étaient donnés par le
prince en l'honneur de l'Invincible (1). La foule se
pressait à ces réjouissances, et les chrétiens eux-
mêmes ne pouvaient s'arracher à la séduction du
spectacle et à la contagion de la joie générale (2).
Ce jour n'était pas seulement la fête de la renais-
sance de Mithra ; tous les adeptes des cultes so-
laires saluaient en lui l'apparition du soleil nouveau.
Vers la même date, en effet, le 7 du mois de paophi,
d'après le calendrier égyptien, se célébrait la fête
de la naissance d'Horus ou Harpocrate. Ce jour-là,
dit Macrobej on présentait le soleil naissant sous
la figure d'un petit enfant; comme plus tard au
(1) Voir les textes réunis par Mommsen : C. I. L., t. I, p. 409.
Julien, le Roi-Soleil, c. xx.
(•2) Le texte du Scriptor Syrus cité par Mommsen: « Horum
solemnium et festivitatura etiam ctiristiani participeserant. »
126 ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTERES DE MlTfiRA.
printemps, on lui prêtait la forme d'mi jeune
homme vigoureux; au solstice d'été celle d'un
homme barbu dans sa pleine maturité, enfin celle
d'un vieillard décrépit, appuyé sur un bâton.
Toutes les phases de cette vie annuelle étaient soi-
gneusement consignées dans un livre spécial: Les
anniversaires d'Horus (1). Les mystères de Liber,
et probablement d'autres encore, avaient emprunté
les mêmes usages (2).
L'Eglise, pendant trois siècles, ne s'était pas préoc-
cupée de déterminer l'anniversaire de la naissance
du Christ. Les évangiles ne disent rien de cette
date. Cependant à défaut d'une tradition authen-
tique, des calculs particuliers essayaient de la fixer
au moyen des repères fournis par les évangélistes.
Clément d'Alexandrie donne comme probable le
19 avril; d'autres celle du 29 mai ; d'autres encore
s'arrêtent à celle du 28 mars (3). Vers le milieu du
iv" siècle, on célébrait à Rome la Nativité, celle
du 6 janvier. C'est seulement en 354, que, pour la
première fois, le papeLiberius fixa la fête au 2S dé-
fi) « HfB autem diversitates ad solem referuntur, ut parvulus
videaturhiemali solstitio, qualem ^gyptii proferunt ex adyto die
certQ, quod tuuc brevissimo die veluti parvus et infaus videatur^
exiude autcin, procedentibus augmentis, œquinoctio vernali sitni-
liter atque adolescentis adipiscitur vires, figuraque juvenis orna-
tur ; postea slatuitur œstas plenissima effigie barba solstitio
éestivo, quo teinpore summum sui consequituraugmentum. Exinde
per dimiiiutiones dierum veluti senescenti quarta iorma deus
figuratur. » (Macrobe, Saturn., i, c. xvxii}. Voir aussi Maspero :
Les dieux de VÉgyide.
. (2) Macrobe, Ilddem.
(3) Sur la fixation de cette date, voir abbé Duchesne, Les
origines du culte chrétien, c. vu, § 5.
ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITERA. i2T
cembre. Toutefois l'Orient n'accepta cette date que-
vingt-deux ans plus tard. Nous le savons exacte-
ment par le texte de l'homélie prononcée par
saint Jean Chrysostome à Antioche, en 386 (1) :
(f Yoici la dixième année à peine que cette date
nous a été pleinement connue. » Alors aussi appa-
raissent, comme une floraison spontanée et char-
mante, ces noëls de l'enfance du Christ, dont le-
poète Prudence et saint Paulin de Noie semblent
avoir dès lors jQxé le type (2).
Certaines circonstances particulières qui ont poé-
tisé le récit de la nativité, la grotte oii naquit l'en-
fant, la présence des mages guidés par l'étoile auprès
de la crèche de Bethléem, ont pu faire supposer
une influence plus directe encore de souvenirs-
empruntés au culte de Mithra, dans l'élaboration de
la légende de l'enfance. Mais cette impression
s'atténue, quand on considère de près les textes et
les faits. L'arrivée des mages à Bethléem est déjà
mentionnée dans saint Mathieu; c'est dire qu'elle
remonte aux temps les plus lointains du chris-
tianisme. Les mithriastes ne sont pour rien dans-
cette rencontre. Elle résulte plus simplement de
l'application de la prophétie d'Isaïe (ch. 60) an-
nonçant (jue les peuples et les rois les plus éloignés
(1) Jeau Chrysostome, liomel. in diem nalalcm. Pa.troL Gr..
t. XLIX, tfad. : « Nondum decimus annus est ex que hic ipse dies
manifeste nobis annotuit... Non aliter hic dies, cum ab exordio
lis qui in occidente habitant cognitus fuerit, nunc ad nos demum
non ante multos annos transmissus... «
(2) Prudence, Kalhemerinnn, XI et XII. Paulin de Noie: Felicis
natal, carmen., 9. Rapprocher le chant des mystères d'Adonis
yaips vy[/.çtï, y^o-Xçz véov çûç
• 128 ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRA.
viendront, à Jérusalem adorer Jéhovali, apportant
en présents de l'or et de l'encens; et aussi d'un
passage du psaume 72, qui fait allusion au Messie
attendu (1). Et ces ambassadeurs furent les mages,
sans doute à cause du souvenir reconnaissant que
les Juifs de la captivité avaient gardé de la sagesse
et de la science des prêtres persans (2). L'adoration
des mages est d'ailleurs un des motifs les plus an-
ciens et les plus fréquents qui ait inspiré les artistes
chrétiens dans la décoration des catacombes. Ils y
voyaient comme un« figure de la vocation des gen-
tils. Au contraire, le motif de la nativité, avec les
accessoires de la crèche, du bœuf et de l'âne, n'ap-
paraît qu'à une époque très postérieure. Elle se
laisse voir pour la première fois sur la fresque de
San Sebasttano, qui est du milieu du vi^ siècle,
c'èst-à-dire, du temps même où la nativité com-
mence à être fêtée officiellement ; elle est contem-
poraine des premiers noëls, comme si tous les
arts avaient en même temps conspiré à l'apothéose
de l'enfance divine.
La première mention qui soit faite de la grotte
oiî naquit Jésus se trouve dans saint Justin, qui
vivait au ii° siècle (3). Natif de Sichem, il se fait
probablement l'écho d'une légende palestinienne,
déjà répandue de son temps. Il est aussi le premier
qui compare cette grotte à la caverne de l'initiation
(1) Voir la discussion de Strauss, chap. iv, § 3G.
(2) Krause, Hist. de Vai't chrétien, p. 151. Pératé : AnliquHês
chrétiennes.
(3) Justin, Blal. cont. Tryph., c.lxxviii.
ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITIIRA. 129
mithriaque, et il voit un piège du démon dans
cette ressemblance. Un siècle plus tard, Origène,
pour confondre les doutes qui s'élèvent parmi les
controversistes sur le lieu de la naissance du Christ,
"tranche le débat par cet argument : Ne montre-t-on
pas à Bethléem la grotte où il a vu le jour (1)?
Beaucoup plus tard encore, saint Epiphane s'efforce
de mettre d'accord les versions contradictoires qui
ont cours siir la grotte, en même temps que sur
l'étable et la maison dont parlent les évangiles ; il
les explique par des séjours successifs de l'enfant
miraculeux (2). Mais dès lors le rapprochement,
qui avait frappé saint Justin, s'était fait de lui-
même dans l'esprit de la foule ; de là à conclure à
un emprunt d'un culte à l'autre, il n'y avait qu'un
pas. Toutefois et malgré la vraisemblance, j'ai
peine à reconnaître un souvenir de Mithra dans la
légende de la grotte de Bethléem. Je verrais bien
plutôt en elle la grotte d'Adonis, que visita saint
Jérôme et qui inspirait cette réflexion au pieux
solitaire : « Bethléem, qui est pour nous aujour-
d'hui le lieu le plus auguste du monde entier, fut
ombragé jadis par un bois sacré de Thammouz,
c'est-à-dire d'Adonis; et dans la grotte où le
Christ, petit enfant, a vagi, l'amant de Vénus était
pleuré (3). »
Si l'Eglise adopta la date du 25 décembre pour
(1) Ovig., Ad Cels. i, 51.
(*2) Saint Épiph. , Advevs. hœres, li. (Migne, Pat. Gr., t. T, pag. 927).
(3) Saint Jérôme, Ep 49 ad Paul. : « Et in specu ubi quondum
Christus parvulus vagiit, Veneris amasius plangebatur. »
130 ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITIIRA.
' arracher le peuple à l'attrait qu'exerçaient sur lui
les fêtes du Nalalis Invicti (1) et si les princes chré-
tiens continuèrent à donner ce jour-là des jeux
magnifiques (2), il restait à prémunir les fidèles
contre des confusions fâcheuses, et à les mettre en
garde contre des souvenirs qu'il importait d'abolir.
Nul ne s'y appliqua avec plus d'activité et de succès
que saint Ambroise. Nous n'avons pas moins de
six sermons de ce prélat sur la nativité. Tous sont
significatifs et montrent avec une précision, qui ne
laisse place à aucune équivoque, dans quelles con-
ditions et sous le couvert de quelles idées, s'opéra
la substitution de la fête chrétienne à la fête
païenne. « Gomment s'étonner, dit-il, que la lumière
augmente en ce jour, oii un nouveau soleil de justice
a brillé sur le monde, oii la lumière splendide de
la Vérité a illuminé la terre? Dieu, dans une même
naissance a apporté la lumière et aux hommes et
aux jours. » Et ailleurs : « Dans un certain sens, la
foule a raison d'appeler la nativité le jour du soleil
nouveau. Les juifs et les gentils s'accordent pour
appeler ainsi cette fête. Mais, nous aussi, nous re-
vendiquons volontiers cette interprétation, puis-
qu'au moment oii le Sauveur est né, se levait
l'aurore du salut pour le genre humain, en même
(1) Auctor Syrus (cité par Mommsen) : a Cum vero animadver-
terent doctores ad hoc festum propendere Cliristianos, consilio
inito, statuerunt hoc die vera natalitia esse celebranda. »
(2) Corippus : De laude Justin. Min., i, v. 314 :
Esse deum 50]eni rectâ non mente putantes.
tune munere Solis adempto,
Principibus delatus hoiios.
ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MiTHRA. 131
temps que se renouvelait la clarté du soleil (1). »
Plus d'un demi-siècle après saint Ambroise, le
pape saint Léon se croyait encore obligé de réagir
contre les souvenirs trop tenaces qu'avait laissés la
religion' du soleil et le culte de Milhra. « Gardez-
vous, disait-il à ses auditeurs, des embûches du
démon ; fermez vos oreilles aux paroles empoison-
nées de ces gens, qui veulent qu'un tel jour mérite
d'être honoré, moins à cause de la nativité du
Christ qu'à cause de la naissance du soleil nouveau,
comme ils l'appellent (2).
La fixation de la nativité au solstice d'hiver
est, croyons-nous, le seul emprunt positif que le
christianisme ait fait au culte de Mithra ; bien que
des calculs du même ordre soient souvent intervenus
pour déterminer la date de la passion et de la
résurrection du Christ et la faire concorder avec
l'équinoxe du printemps. Peu à peu le mithriacisme
s'éteignit. L'une après l'autre, toutes les grandes
familles de l'aristocratie romaine qui l'avaient
embrassé et soutenu, se laissèrent gagner par la
prédication chrétienne. Peut-être serait-il possible
de suivre à travers le moyen âge les traces laissées
dans les superstitions populaires et les usages locaux
(1) Saint Âmbr.i Sermo iv : « Uno eodemque ortu lucem pariter
intulit et homiaibus et diebus. » Senno vi : Bene quodammodo
sanctum huuc diem natalis Doinini solem novuin vulgus appel-
lat... Quod libenter amplectendum nobis est, quia oriente Salva-
tore, non soliiu humani generis salus, sedetium solis ipsius cla-
ritas innovatur... »
(2) Saint Léon, Sermo xxii : « Persuasione pestiferâ quo-
rumdam, quibus htec solemnitatis nostrae, non tam de nativitate
Christi quaui de novi, ut dicunt, solis ortu honorabilis vidoatur. »
132 ESSAI sua LE CULTE ET LÉ^ MYSTÈRES DE MITHRA.
par les cultes solaires. Mais cette étude serait en
somme de peu d*intérôt. De ces souvenirs on trou-
verait des vestiges dans quelques sectes obscures,
issues du manichéisme, et aussi dans les spécula-
tions astrologiques de quelques théologiens qui
dans les phénomènes du ciel, s'efforcent de dé-
couvrir la figure et l'explication des mystères chré-
tiens. L'iconographie garda longtemps quelques-
uns des emblèmes familiers aux cultes solaires ;
les grifFons, la lutte du lion et du taureau. Sur les
sarcophages, et sur les portails de nos vieilles
églises, on voit encore figurer les sept planètes , le
soleil et la lune, tantôt avec la face humaine et en
buste, tantôt sur le quadrige et le bige des monu-
ments romains ; quelquefois même le soleil est re-
présenté avec le bonnet phrygien et la couronne
héliaque. C'est là tout ce qui reste d'un culte qui
faillit conquérir l'Occident et disputer au christia-
nisme l'empire des âmes (1).
Il est facile de démêler à distance les causes de
cette défaite, et pourquoi le mithriacisme dut céder
à une religion supérieure, qui répondait mieux que
lui aux aspirations du présent et aux besoins de
l'avenir.
Préoccupé de pureté, au point que Tertullien
vante à ses coreligionnaires et leur propose en
(1) Sur cette iconographie consulter Krause, op. cit., 3"= chap.^
p. 207. Çéi^iè: Archéulogie chrétienne. Bayet : Vart byzantin.
ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRA. 133
exemple la chasteté des vierges et la continence des
prêtres mithriaques, il n'a pas au même degré le
sentiment de l'amour du prochain, la charité.
« Celui-là est un homme du mal, dit le Yaçna^ qui
est bon pour l'homme du mal ; celui-là est un
homme à^asha (un vrai mazdéen) à qui est cher
l'homme à^asha. >) Le prochain est exclusivement
l'homme de la loi. Faire le mal à ses ennemis est,
à la lettre, une obligation religieuse. Le mépris de
l'infidèle a dicté parfois au législateur les pres-
criptions les plus étranges. Le médecin qui veut
éprouver la vertu d'un remède, doit d'abord l'expéri-
menter sur un adorateur des dewas ; c'est seulement
après trois cures vérifiées, qu'il le recommandera à
un mazdéen. Rien n'est moins chrétien que ces pen-
sées. Sans doute, au cours des siècles et au contact
de la civilisation romaine, cet exclusivisme intrai-
table, cette rigueur égoïste durent se modifier et
s'adoucir. L'amour du genre humain a remplacé le
préjugé étroit de la cité. Les cœurs se sont ouverts
à la conception d'une humanité, dont tous les mem-
bres sont solidaires. Le stoïcisme qui a laissé non
seulement sur les lois, mais aussi sur les cœurs, une
empreinte si profonde, reconnaît et proclame la
fraternité humaine. Mais, chez les stoïciens même,
la charité du genre humain n'est pas l'amour absolu
de son semblable ; elle est un fruit de la raison, elle
dérive de l'harmonie du cosmos, de la correspon-
dance et de la dépendance de toutes les pièces de
cet univers. Elle descend du cerveau dans le cœur;
elle ne s'épanche pas spontanément comme une
Gasquet. — Milhra. 1^
134 ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRA.
source naturelle d'un foyer brûlant d'amour.
Son austérité même et sa rudesse furent pour le
mithriacisme un principe de faiblesse. La rigueur
de sa doctrine plus encore que la difficulté de ses
épreuves dut rebuter bien des âmes. Tout un monde
de sentiments semble lui être fermé. S'il n'exclut
j pas la femme de ses mystères, il ne lui fait aucune
j place dans son dogme religieux. L'élément féminin
en est absolument proscrit. C'est là son originalité
unique entre toutes les religions de l'antiquité.
Celles-ci, môme les plus spiritualistes, traînent
toutes après elles, comme une gangue tenace, dont
elles ne peuvent se déprendre, l'obscénité des vieux,
cultes naturalistes. S'être affranchi de cette conta-
gion fut sans doute un incontestable mérite pour la
religion de Mithra. Mais aussi elle ne connut ni
la majesté de la douleur maternelle, telle qu'elle
s'exprime dans le marbre de.Déméter du British
Muséum, ni la tendresse passionnée et les élans
mystiques, que sut inspirer Isis à ses dévots. Rien
n'égale dans l'antiquité la suavité pénétrante et
persuasive des paroles de la déesse à Lucius, dans
le livre d'Apulée. C'est par là que ce culte prit les
cœurs et conquit si fortement les femmes dans la
société romaine. Autant Mithra fut bien inspiré,
au début de sa carrière, en consommant son brusque
divorce avec les divinités sensuelles d'Assyrie et de
Babylone, autant le fut-il mal, en rejetant de l'héri-
tage du paganisme, qu'il recueillait à ses derniers
jours, son legs le plus précieux. Le christianisme
au contraire eut l'inappréciable fortune de trouver
liSSAr SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRA. i3^
dans son berceau le culte de Marie, à la fois Vierge
et Mère, plus pure que Déméter et qu'Isis, comme
elles mère de douleurs et consolatrice des affligés.
Ce culte point déjà dans les évangiles de Luc et de
Jean ; il se propage par les apocryphes et les gnos-
tiqucs, jusqu'au développement prodigieux qu'il
prend, vers la fin du v" siècle et après le concile
d'Éphèse.
Le mithriacisme dut une part notable de sonsuceès
à sa facile adaptation au, paganisme gréco-romain;
mais le paganisme condamnél'entraîna danssaruine.
Dès le début, il entre de plain-pied dans le pan-
théon religieux de Rome; non seulement il s'accom-
mode du voisinage des divinités de l'Olympe grec ;
mais, à leur déclin, il en vient à les protéger et à les
envelopper du prestige de sa jeune gloire. Si elles se
perdent et s'effacent en lui, il aliène par leur absor-
ption quelque chose de sa personnalité. 11 prend à
son compte quelque chose de leur renommée
fâcheuse et de la juste impopularité qui les atteint.
Après avoir profité des faveurs du culte officiel,
il souffre des compromissions que ce culte lui im-
pose. A la fin, il lui devient impossible de se dé-
gager , il reste le prisonnier et la victime de ses
protégés.
Conséquence plus grave encore. Le chrétien ne
connaît que son Dieu; ce Dieu jaloux ne permet
d'adorer que lui seul. Plutôt que d'encenser les idoles
le chrétien brave l'horreur des supplices ; dans
l'ardeur de sa foi, il puise la force de résister à la
douleur et de mépriser la mort, sûr que son sang
136 ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRA.
répandu lui vaudra des récompenses éternelles. Loin
de craindre le martyre, souvent il le provoque pour-
avoir la gloire de confesser sa foi. Plusieurs empe-
reurs et surtout les princes syriens, ne nourris-
saient aucune hostilité contre le christianisme ; et
Alexandre Sévère faisait au Christ une place dans
son oratoire. On ne demandait aux chrétiens que la
tolérance des autres cultes et la reconnaissance du
culte d'Etat, sur lequel était fondé l'empire. Mais
ils se refusèrent à toute concession, à tout partage ;
ils s'enfermèrent dans une intransigeance qu'auciine
persécution ne put entamer, et ils durent de
vaincre à cette obstination. S'ils avaient cédé, s'ils
avaient accepté de figurer parmi les religions subor-
données à l'État et de reconnaître sa divinité, le
Christ aurait suivi la fortune de Zeus, de Sérapis
ou de Mithra.
Le mithriaste au contraire n'est jamais exclusive-
ment milhriaste.. Mithra n'est pas un Dieu jaloux.
Il souffre que ses fidèles adressent leur encens à
d'autres autels, que les initiés de ses mystères
demandent à d'autres mystères les secrets du salut.
Il est plusieurs chemins, dira Symmaque, pour par-
venir à la vérité ; chaque culte propose le sien, et
l'homme avisé les pratique tous, pour que la vérité
ait moins de chance de lui échapper. C'est ainsi
qu'Apulée se vantait déjà, de son temps, d'avoir reçu
les initiations de tous les mystères connus. Son
exemple fut suivi. Il semblait que l'on prît autant
d'assurances contre les terreurs d'outre-tombe. Les
inscriptions mithriaques nous révèlent les plus sin-
ESSAI SUR LE, CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITORA. d37
gulières associations de dévotions, sans doute éga-
lement efficaces. Agoriiis Preetextatus, le grand
prêtre de Mithra, le héros des Saturnales, cumule
les sacerdoces les plus divers. Il est quindécemvir.
pontife de Vesta, hiérophante d'Isis. Sa femme,
Aconia Paulina, se félicite d'avoir été initiée aux
mystères d'Eleusis, à ceux de Bacchus, de Cérès et
de Cora, au Liber des mystères de Lerna, à Isis et
à l'Hécate d'Egine. Symmaque, un des derniers et
des plus sincères défenseurs du paganisme, est
pontife de Vesta et du Soleil, curiale d'Hercule et
isiaque. Bien plus, le dernier hiérophante d'Eleusis
est en même temps grand prêtre de Mithra. Tous
les interlocuteiirs du dialogue de Macrobe, et l'on
peut dire la plupart des membres de la haute aris-
tocratie romaine ont la foi aussi large et aussi
éclectique. Mais qu'attendre de la fermeté d'une foi
qui admet à ce point le partage? Entre tous ces
dieux, lequel chérir d'un assez ardent amour pour
lui faire le sacrifice de sa vie ? Le véritable amour
est exclusif. On ne meurt pas pour des dieux col-
lectifs ; on ne meurt que pour un seul. C'est pour-
quoi le paganisme expirant ne compta que des
martyrs involontaires, victimes du fanatisme popu'
laire où de l'intolérance du pouvoir.
Allons plus loin. Quel aliment pouvaient bien offrir
aux âmes, quelle prise au sentiment et à ce besoin
d'abnégation et de sacrifice, qui est le meilleur de
nous-mêmes, ces religions importées d'Orient, et
pourtant si supérieures par leur faculté d'émotion
aux dieux d'Homère et à ceux du Latium ! Gomment
12.
138 ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITERA.
pour l'adepte se dissimuler qu'il était la dupe volon-
taire d'une fiction? Les pleureuses d'Adonis elles-
mêmes, leur délire hystérique une fois passé, pou-
vaient bien aimer leur ivresse et en savourer le
délice; mais leur illusion était de courte durée, et
un regard jeté sur l'astre rayonnant à la voûte du
ciel suffisait à les rassurer sur l'aventure de leur
dieu. Le taureau mithriaque, à la fois symbole dés-
instincts matériels vaincus et emblème du soleil
succombant aux morsures de l'hiver, devait avoir
moins de vertu encore pour s'emparer des âmes.
Comment s'échauffer pour une froide allégorie mo-
rale et pour une fiction astronomique ?- Ce deiis^
certus^ dont les yeux constataient l'évidence, dont
l'évolution régulière s'accomplissait au jour et à.
l'heure marqués, rassurait la raison, mais ne tou-
chait pas le cœur. Jésus sanglant, cloué sur la croix»
victime volontaire offerte pour le rachat de l'huma-
nité, était une réalité autrement efficace et acces-
sible. Ce drame tout humain remuait autrement
le cœur que le drame céleste des religions solaires.
Ces souffrances trouvaient un écho dans .toutes les
souffrances humaines.
Toutes les religions antiques s'organisent, à la fin de
l'empire, sur le modèle des mystères grecs ; chacune-
a son enseignement secret, ses symboles à double
et à triple sens qu'on ne découvre qu'avec précaution
et à longs intervalles aux initiés et dont quelques-
uns restent comme le privilège des seuls pontifes.
La religion, comme du reste la philosophie néo-
platonicienne, craint le grand jour et fuit les-
ESSAI SUR LE, CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRA. 13&
oreilles profanes. Elle ne trouve pas de voiles-
assez épais pour s'envelopper et dérober ses ar-
canes. La vérité ne doit être que le privilège d'une
élite. Seul le christianisme répudia le principe des
initiations longues et difficiles; il n'admit que le
stage nécessaire du catéchuménat. Un instant, il
est vrai, l'on put craindre qu'il ne versât dans
l'ornière de cette imitation. Les chrétiens d'Orient,,
surtout les docteurs de l'Egypte, essayèrent de
l'engager dans cette voie. Clément d'Alexandrie et
Origène abondent en déclarations formelles sur
la nécessité d'une discipline secrète et sur la
gnose chrétienne. On affecte de décrire le mystère
chrétien avec les termes mêmes usités dans les ini-
tiations de Déméter ou d'Isis (1). Les révélations-
mystérieuses dont l'on est dépositaire, « on ne peut
les découvrir dans leur nudité et leur intégrité qu'à
Aaron ou au fils d'Aaron ». Christ a voulu sa doc-
trine obscure, « c'est pourquoi il l'a voilée par des-
figures, enfermée dans les sacrements ». Le bon
sens de l'Occident réagit heureusement contre ces-
tendances, absolument contraires d'ailleurs à l'esprit
de l'Evangile. « Chez nous, dit Tatien, ce ne sont
pas seulement les riches qui ont accès à la sagesse.
Nous la distribuons aux pauvres et pour rien. Qui
veut apprendre, peut entrer (2)! »
Nous touchons là au point capital qui explique le
succès de la propagande chrétienne. Même les cultes
(1) Clem. Alex., Locjo^ ■prolre-pt.,c. xii. Origène, 7n num. hom.f
5, 1. Petrus Chrysologus, à'ej-m. 12G. Voir Anrich, oj!7. cit.
(2) Tatien : Adv.. Grœc, 32,
140 ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRA.
orientaux n'avaient pas réussi à créer une religion
populaire. Seules les classes élevées et instruites se
faisaient initier et avaient part aux mystères. Le peu-
ple gardait ses croyances puériles ou se ralliait aux
basses superstitions entretenues par les galles men-
diants, les métragyrtes et les magiciens, qui pullu-
laient dans les grandes villes et couraient les campa-
gnes, faisant, malgré les lois, commerce public de
leurs recettes, de leurs horoscopes et de leurs amu-
lettes pieuses. J'avoue même avoir quelques doutes
sur le degï'é de popularité de Mithra. Les monuments
mithriaques, si nombreux qu'ils paraissent, ris-
quent de nous renseigner imparfaitement. Ils sont
nombreux, à Rome, à Milan, à Naples; surtout ils
abondent sur toute la ligne de frontière de l'empire
et la jalonnent, de la Transylvanie aux bouches du
Rhin, marquant la place du cantonnement des lé-
gions. Mais les trente-sept temples relevés à Rome
ne sont guère que des chapelles, en y com-
prenant même le mithrœon du Capitole. Rien qui
rappelle ou fasse pressentir la basilique chrétienne,
capable de contenir des multitudes et qui va bien-
tôt devenir un forum. Par le caractère de son en-
seignement, son système d'épreuves et de grades,
par l'abstraction savante de ses symboles, le mi-
thriacisme nous parait surtout une religion de let-
trés et de soldats. En dehors des cantonnements
des légions, rien n'indique qu'il ait profondément
pénétré les populations. Le peuple n'en retint que
de vagues formules et des habitudes d'esprit qui
furent lentes à déraciner. Le christianisme fut de
ESSAI SUR LE^CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRA. Itl
«uite la religion populaire, celle des humbles, des
simples, celle surtout des souffrants, de tous ceux
que la religion officielle écartait et froissait par son
orgueil cruel et la morgue de ses préjugés. Rien
n'est' plus étranger à la culture antique, rien ne
révolte davantage Celse et ses contemporains, que
la prédilection de Jésus pour les misérables, les en-
fants, les pécheurs et les courtisanes. Le nouveau
royaume de Dieu lui parait un paradis de gueux.
Qu'un vil esclave, échappé de l'ergastule, un con-
damné de droit commun puisse, dans les destinées
d outre-tombe, prendre le pas sur un patricien délicat
ei lettré, sur un philosophe nourri de la sagesse
grecque, cette prétention le soulève d'indignation
et de mépris. Au fond c'est là sa principale objec-
tion au christianisme (1). Il n'a jamais compris ni
« l'éminente dignité du pauvre », ni ce que peut
contenir de tendresse, de reconnaissance et de mys-
tique amour, une aine humiliée par la faute et qui,
par le pardon, s'ouvre au repentir et à la réhabili-
tation. « Vos docteurs, écrit Origène, quand ils par-
lent bien, font comme ces médecins qui gardent
leurs remèdes pour les riches et négligent le vul-
gaire (2). » Et mieux encore saint Augustin : « Dans
les temples, on n'entend pas cette voix : Venez à
(1) Voir Celse, lib. III, c. xmv : « Nemo eruditus, nemo sapiens,
neino prudens ad nos accédât; hcec enim mala ôîstimantur. Sed
si quis est ignarus, si quis stultus, si quis insipiens, is fidenter
veniat, etc. « Id, c. lix et c. lxii G'2 : « Cui' non missus est ad im-
munes a peccatis ? Quid malum est non peccasse ? Quâ igitur
causa peccatores prfefenmtur ? » Voir aussi Arnobe : Ad. Nation,
lib. I, c. XL, et Julien : Fin des Césars.
(2) Origène : Contra Cels., lib. Vil, 60.
142 ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITERA.'
moi, vous qui souffrez ; ils dédaignent d'apprendre
que Dieu est doux et humble de cœur. Car vous avez
caclié ces choses aux sages et aux savants et vous
les avez révélées aux doux et aux humbles (1). »
Pour la première fois, avec la prédication de l'Évan-
gile, le ciel des béatitudes s'ouvrait aux pauvres
gens. Ils se sentaient pénétrés et gagnés par la grâce
des paroles divines, par l'aimable familiarité des
paraboles, par cet enseignement qui, sans effort,
insinuait à leur intelligence le meilleur de la sa-
gesse des philosophes, flattés jusque dans leurs ran-
cunes sociales par l'anathème jeté aux riches et aux;
puissants (2), Jamais pareil levier ne s'offrit à une
religion pour soulever le monde et le renouveler.
Oui ! tout avait été dit, tout avait été trouvé par
les sages du paganisme — ou presque tout. La
forme même des dogmes chrétiens, « leur figure »^
comme s'exprime Bossuet, n'était pas étrangère aux
religions antiques. Les plus instruits des chrétiens
reconnaissent eux-mêmes, dans les pensées des phi-
losophes, dans Socrate, dans Pythagore^ dans Pla-
ton, comme un avant-goût de la vérité révélée par
le Christ. C'est Dieu lui-même qui éclairait leur
intelligence et les chargeait de préparer ses voies.
« Par tout ce qu'ils ont dit de bien, ils nous appar-
tiennent », écrit Justin (3). A ce point de vue, la
thèse de Havet reste vraie dans son ensemble. Mais^
(1) Saint Au?., Co7ifess., ]ib. VII, c. xxi.
(2) Voir le récit de la conversion deTatien par lui-même, Orai.f
c. XIX.
(3) Justin, Apoloff., II, 13.
ESSAI SUR LE CULTE ET LES MYSTÈRES DE MITHRA. 143
comme l'explique l'un d'eux, autre chose est de dé-
couvrir, du haut d'un arbre, un sentier au sein d'une
immense forêt ; autre chose d'ouvrir la route toute
grande et d'y marcher. Autre chose de tenir la vé-
rité dans sa main fermée et de la jeter à mains
pleines, comme la graine aux sillons. Tout avait
été dit — mais sous une forme populaire, le ton et
l'accent de l'Evangile, rien ne l'avait égalé. Le charme
môme de Platon paraît, par comparaison, trop intel-
lectuel ; il s'abandonne, trop épris, à l'enthousiasme
de sa dialectique. C'est par le sentiment plus que
par la raison que se prennent les hommes, et le suc-
cès d'une religion est une victoire sur les âmes.
(1) August., Confess., YII, 21.
TABLE
Avant-Propos - v
I. — Le Culte et les Mystères de Mithra 1
IL — Les origines 13
III . — Les Doctrines "86
IV. — Les épreuves et les grades 89
Y. — Succès et décadence du Mythriacisme 101
S48i-99. — CoRBEiL, Imprimerie Éd. CrÉtb.
13
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